Le sida et moi
«Tonton est très malade»
C’était le 12 septembre 1989, ou le 13, je ne sais plus, c’était il y a longtemps, j’étais petite. On était chez grand-maman, on logeait là parce qu’on préparait une brocante, le lendemain (donc on était vendredi soir). Papa est rentré du travail. Je me vois assise à table, devant des feuilles de dessin, comme souvent. Papa est resté debout, il regardait par terre. «J’ai quelque chose à vous dire.» Il a mis du temps à parler. On s’est tous tus, on sentait qu’il y avait un truc. Puis il a dit, à voix basse: «Tonton est très malade. Il a le sida.»
Je le savais, que Tonton était malade.
Depuis des mois, Papa allait tous les soirs le voir à l’hôpital. Ça faisait râler maman parce qu’il rentrait plus tard. La dernière fois que je l’avais vu, c’était en avril, pour mon anniversaire. Il était transparent, tout maigre. On m’a dit qu’il avait eu une pneumonie. Le dîner avait été long, il m’avait offert un vieux Goldman. On l’avait écouté ensemble. Quand la chanson Comme toi était passée, il avait fondu en larmes. J’avais été surprise, on ne montre pas ses émotions dans la famille. A son départ, j’avais vu qu’il avait du mal à marcher. Je ne me suis pas rendu compte combien ça avait dû être dur pour lui de venir, qu’il avait fait cet effort-là pour moi. Pour Tonton, moi, la petite fille complexée, mal, souvent triste, j’étais spéciale. J’étais sa nièce préférée (il n’en avait qu’une, mais ça nous faisait rigoler de le dire). Tonton, c’était un concentré de fantaisie, de délire, d’humour vache et de branchitude. Dans sa cuisine, il y avait un néon rose qui proclamait «Amazing grace». Il me passait ses sweat shirts ultra cool. Il connaissait toutes les bonnes boutiques. Il avait plein d’objets design dans son appart tout blanc. Il m’avait offert un walkman, il était ma porte d’entrée dans un monde qui me faisait rêver.
Je n’ai rien dit, quand papa l’a dit. Enfin je ne me souviens pas. J’ai juste dessiné un oeil avec une très longue larme qui coulait. On a été se coucher.
Le lendemain, le 13 ou le 14 septembre, donc, Papa est revenu de l‘hôpital. On était occupés dans la brocante, je jouais à la marchande. J’avais mis la nouvelle d’un côté dans ma tête mais elle tournait quand même. Papa avait la même tête que la veille. Après, je crois qu’on s’est de nouveau réunis dans la salle à manger de grand-maman. De ce moment-là je ne me souviens de rien, sauf d’une phrase «Tonton est mort».
Le sida, en 1989, c’était ça.
Une maladie qu’on voit, mais dont on ne parle pas. Je savais que ça n’allait pas. Je l’avais vu, de plus en plus pas là aux réunions de famille. En même temps Tonton n’était pas du genre à passer tous les dimanches après-midi chez Bon-Papa, pour l’apéro puis le dîner, avec les croquettes et le rable de lièvre, et les discussions politiques. Quand Tonton venait, c’était la fête. Il avait plein de trucs géniaux à raconter. Il venait toujours avec Pomme, enfin Paul, mais je l’appelais comme ça, son copain. Enfin son amoureux mais ça non plus on ne l’avait jamais vraiment dit. Il était gay mais ça restait... une zone d’ombre, dans la famille. Il y avait Pomme, Pomme était mon deuxième génial tonton qui habitait avec Tonton. C’était tout. C’étaient deux amoureux. Ils étaient beaux ensemble. Deux gars drôles et tendres. Mes super tontons.
Aujourd’hui je suis en colère. Une très vieille colère.
Papa a su en 1984, si je me souviens bien des rares fois qu’on en a parlé. Tonton lui a annoncé un midi, devant une casserole de moules. Le menu comportait une mousse au chocolat en dessert. Papa lui aurait répliqué «Alors je peux avoir ta mousse au chocolat, ça ne doit pas être bon pour ce que tu as.» Pourtant Papa est l’une des personnes les plus sensibles que je connaisse. Mais dans la famille, on se cache. Alors, depuis 1984, Papa portait le secret, tout seul, ou avec les autres adultes, mais sans moi, en tout cas.
Je ne suis pas en colère contre papa.
Je suis en colère contre cette époque, contre l’homophobie larvée, contre le tabou d’une maladie honteuse qui laissait les gens qu’on aime seuls dans le silence.
Je n’ai pas pu lui dire au revoir, à mon tonton. Je n’ai pas pu lui faire un dernier bisou. Je n’ai pas pu lui dire que je l’aimais vraiment très fort. Je suis juste restée là, stupéfaite, avec tout ce silence sur les épaules. Ces années où j’avais senti que ça déconnait mais où je n’avais pas osé poser la vraie question: «Qu’est-ce qu’il a Tonton?» Je ne pense pas avoir été le voir une seule fois à l’hôpital, ou en tout cas j’ai oublié. J’ai laissé Tonton tout seul.
En parler, en parler, en parler!
A l’enterrement de tonton il y avait la « famille », d’un côté. Les copains de l’autre. On n’a pas mis Pomme avec nous. Ce jour-là, j’ai perdu mon deuxième tonton. Je me rappelle d’un crematorium où j’ai vraiment craqué. Je reste persuadée que le cercueil a glissé sur un tapis roulant pour entrer dans un four plein de feu. Il paraît que ça ne se passe pas comme ça. C’est l’image que j’ai gardée. Celle et ma grand-mère défaite, sous le choc. Puis de la famille qui se concentrait pour ne pas montrer son chagrin. Je me rappelle aussi que je n’avais pas osé dire aux profs pourquoi je quittais l’école en pleine matinée. Quand la secrétaire est venue me chercher dans la classe, le prof de néerlandais a dit « amuse-toi bien ». Putain. On aurait pu profiter de ça pour en parler, dans ma classe, pour expliquer, pour susciter le dialogue. J’aurais pu raconter que mon tonton était un mec extra, qu’il n’était pas un taré, un débauché, un drogué, qu’il n’était pas contagieux, que j’avais passé mon enfance à grimper sur son dos, à parler de BD, de Venise et de musique trop cool. Qu’il m’avait ouvert les yeux au monde, à l’art, à la curiosité, à l’amour des belles choses. Ça aurait été bien, de raconter ça aux autres enfants, histoire qu’ils apprennent à se protéger mais aussi qu’ils revoient leur regard sur les malades.
Je n’ai jamais raconté cette histoire
Même à mon amoureux ou à mes enfants. Ils savent que Tonton est mort il y a longtemps, que c’était le frère de mon papa, que je l’aimais très fort, que c’est à cause de lui que mon fils a Jean comme deuxième prénom.
Moi non plus, je ne leur ai pas expliqué. J’ai perpétué le silence, l’omerta familiale, la honte larvée, le malaise.
Demain, avant le Koh Lanta du vendredi, je vais tenter de partager ça avec eux.
Pas pour leur faire peur.
Pas pour leur dire que le sida tue, même si c’est encore vrai.
Mais pour leur dire que le sida ne rend pas les gens infréquentables. Qu’il n’empêche pas de les aimer. Qu’aujourd’hui, on n’en guérit pas mais qu’on avance. Qu’il faut se protéger, qu’il faut s’en prémunir, mais qu’il ne faut pas juger les malades.
Que ce n’est pas une maladie honteuse.
Que si l’un d’entre eux l’attrape, je ne changerai rien (sauf que je l’aurai d’abord trucidé en lui faisant manger des capotes), qu’il pourra vivre quasi normalement, avoir des enfants, un ou une amoureux(se).
Puis je vais leur dire que je les aime. Il faut toujours dire aux gens qu’on les aime, parce qu’un jour, il est peut-être trop tard.
Je me doute que ce texte ne plaira pas à mes proches. Je n'accuse personne.Je sais qu'ils ont fait de leur mieux, dans leur époque. Heureusement, aujourd'hui, le monde a changé. Mais restons vigilantes... L'intolérance, ça s'attrape plus vite qu'un virus.
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