FLAIR BOOK CLUB: Emilie Plateau et sa BD dont vous êtes l’héroïne
Emilie Plateau a remporté le grand prix Atomium 2022. Dans sa dernière BD, « L’épopée infernale », elle nous glisse dans la peau d’une autrice de BD cernée par le patriarcat. L’histoire varie selon nos choix, comme dans un bon vieux livre dont vous êtes le héros… sauf qu’ici, on est l’héroïne et que ce ne sont pas des dragons que l’on terrasse, mais des BD que l’on dédicace!
Lors du BD Comic Strip festival (ex Fête de la BD) de Bruxelles, Emilie Plateau a reçu le grand prix Atomium 2022 de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Doté de 10.000 €, il récompense le travail d’un auteur ou d’une autrice qui a développé une création originale et innovante dans le domaine de la bande dessinée, en Wallonie et à Bruxelles.
Ironie du sort, dans sa dernière BD, « L’épopée infernale », la bédéiste dénonce justement avec humour le parcours d’une autrice de BD (son avatar, Emily D. Platew) dans un monde trop machiste pour couronner une femme. Nous l’avons interviewée dans son atelier bruxellois.
Quel effet ça fait de recevoir un prix quand a écrit une BD qui dénonce les difficultés à être une autrice de BD dans un milieu machiste?
Emilie Plateau: « Je l’ai reçu pour ‘L’épopée’ et pour toutes mes BD, publiées depuis 2012. J’étais assez étonnée et très émue quand j’ai appris que j’avais le prix. J’ai ressenti beaucoup de joie. C’est une belle reconnaissance et plus encore pour ‘L’épopée’, car c’est une autobiographie qui traite de la place des femmes dans la bd, du sexisme… Des thématiques qu’on retrouve dans le monde actuel, très patriarcal, hétéronormé. Et puis c’est un livre très personnel et que je n’aurais pas pu faire si je ne m’étais pas sentie légitime, que je ne m’étais pas senti les épaules assez solides pour aborder ces sujets-là. »
Découvrez les remerciements, en dessins, d’Emilie Plateau pour son prix Atomium
Tu t’es basée sur ton parcours pour éditer « Noire, la vie méconnue de Claudette Colvin »?
Emilie Plateau: « L’idée m’est en effet venue quand j’ai commencé à démarcher pour ‘Noire’. J’ai envoyé mon dossier à droite à gauche. Soit je ne recevais pas de réponse, soit on me disait que ce n’était pas de la BD. Ou on m’envoyait plus ou moins bouler avec une lettre-type ‘Ceci ne rentre pas dans notre ligne éditoriale’. J’étais en contact avec Tania de Montaigne, puisque c’est une adaptation de son livre, et je lui disais: ‘C’est compliqué, j’ai l’impression d’être dans un parcours du combattant.’
J’ai pensé que c’était un peu comme un livre dont vous êtes le héros. J’ai fait un fanzine de 16 pages où il fallait trouver une maison d’édition. Puis un autre, ‘L’ultime combat’, qui faisait 4 pages, pour gagner le Grand prix à Angoulême. Soit on avait un nom d’auteur et on gagnait le prix, soit on avait un nom d’autrice et on ne le gagnait pas, à moins que tous les auteurs disparaissent de la planète… »
Et comment est-ce devenu un album?
Emilie Plateau: « Mon éditeur, Misma (les jumeaux Damien et Guillaume Filliatre), a commenté sur Insta: ‘Vas-y, fais-nous 250 pages sur ce truc’. Tout est parti de là. Et comme à partir de la parution de ‘Noire’, chez un gros éditeur, Dargaud, j’ai reçu pas mal de sollicitations de télé, radio, presse… J’ai décidé d’accepter un maximum de choses pour nourrir le scénario de ‘L’épopée’. Et puis je me suis aussi nourrie des chose que j’avais vécues en débutant dans la BD, d’anecdotes de copines et de témoignages d’autrices sur le sexisme, publiés sur le site de notre Collectif des créatrices de BD contre le sexisme (BDegalite.org). Mais la plupart des choses, je les ai vécues moi-même.
Avec cette parodie du Livre dont vous êtes le héros – ici, l’héroïne – je voulais dénoncer avec une forme ludique pour dédramatiser et en rire. J’ai juste forcé quelques traits et anonymisé les gens. »
Dans « #Balance ta bulle », 60 autrices BD témoignent du harcèlement
Tu as eu des retours de ces auteurs anonymisés?
Emilie Plateau: « Ce n’est pas du tout un livre vengeance, c’est sans rancune. Je suis là où j’en suis et c’est très bien comme ça. J’ai juste eu un retour de ‘Catherine Mélisse’, qui m’a écrit en disant que ça l’avait fait rire et qu’elle me donnait le Grand Prix de l’humour à Angoulême, ou quelque chose comme ça. »
C’était un gros casse-tête de créer un livre dont vous êtes l’héroïne?
Emilie Plateau: « J’ai d’abord répertorié toutes les thématiques que je voulais aborder: les festivals, les librairies, les rencontres, les lecteurs et lectrices que j’ai rencontrés… Je voulais aussi définir les fins positives. J’avais un grand papier avec les numéros avec des flèches. Je faisais chaque petite aventure en une fois, puis je mélangeait tout sur Excell. Comme mon éditeur a voulu qu’il y ait plus de morts, j’ai dû retravailler certaines parties pour pouvoir lier des événements qui n’avaient rien à voir à voir les uns avec les autres.
J’aborde aussi beaucoup de thématiques propres à la BD, que j’ai pu observer. Comme le pilon (ndlr, les livres destinés à être détruits), la publication à l’étranger sans prévenir l’auteur, les articles de presse qui ne sont pas transmis… Il y a parfois un problème de communication avec les auteurs et autrices. Ce n’est pas le cas de toutes les maisons d’édition bien entendu, et certainement pas de Dargaud ou Misma. »
Tu tiens beaucoup au mot « autrice »?
Emilie Plateau: « Oui, pour moi c’est hyper important. Le langage permet de définir les choses et donc de montrer qu’elles existent. Parfois, sur nos badges en festival, il est écrit ‘auteure’, et parfois même ‘auteur’ sans e, comme à Saint-Malo. Ça me fait grincer des dents. On me répond le plus souvent: ‘Oui, mais c’est moche, c’est pas justifié.’ Alors que ce terme existait! C’est au 17e siècle qu’il a été supprimé par l’Académie Française. Avant on féminisait les métiers.
On me demande encore souvent ce que ça fait d’être une femme dans la BD. Pour moi, c’est comme d’être une femme dans le monde global: dans une boulangerie, dans la rue, au bureau. Dans ‘L’Épopée’, je parle aussi du harcèlement de rue. On reçoit des remarques sexistes, comme dans tous les milieux, où des jeux de pouvoirs et de domination masculine se mettent en place.
Je suis assez pessimiste, mais il n’y a qu’à regarder l’affaire PPDA. De plus en plus de femmes témoignent contre lui, et c’est elles qui sont pénalisées. On les trouve chiantes, elles perdent leur boulot. Et qu’il y en ait une ou 50, ça ne change rien. C’est comme le parlementaire de La France insoumise, qui a reconnu avoir frappé sa femme. Les hommes disent: ‘J’admire son courage.’ Mais c’est quand même elle qui s’est pris des coups! C’est trop fort, on va applaudir un gars parce qu’il a osé dire qu’il avait frappé sa femme? »
C’est important pour toi que tes BD soient engagées?
Emilie Plateau: « Au début, mes BD étaient des autobiographies. C’était plutôt des observations du quotidien. Mais il y avait déjà des éléments féministes.
C’est après avoir fait ‘Noire que je me suis rendu compte que toutes les BD que je fais ont un point commun. Il s’agit de ‘comment être une femme et trouver sa place’: dans une colocation; quand on part 6 mois à Montréal seule dans un pays où la culture est différente; quand on est noire et qu’on vit dans une société sexiste et raciste; et puis quand on est une femme dans un milieu très masculin. Je pense que c’est engagé. Mais c’est vraiment avec ‘Noire’ que j’ai eu un déclic, l’envie de parler d’injustice et de thématiques qui sont encore très actuelles. Après, j’ai fait des fanzines sur l’homophobie, j’ai donné des ateliers dans des associations, des collèges, lycées… pour moi c’est de plus en plus important d’être engagée dans ma création, dans les histoires que je veux véhiculer.
Je crois que c’est non seulement la nouvelle vague féministe qui fait que je me sens plus à l’aise et les épaules plus solides pour parler de tout ça, mais aussi le fait que je fais de la BD depuis 10 ans. Je suis à ma place et je me donne le droit et la liberté d’aborder les sujets qui me tiennent vraiment à cœur. »
Les œuvres d’Emilie Plateau
« Comme un plateau », éd. 6 pieds sous terre, 2012.
« De l’autre côté, à Montréal », éd. 6 pieds sous terre, 2014.
« Moi non plus », éd. Misma, 2015.
« Noire, la vie méconnue de Claudette Colvin », adaptation d’un roman de Tania de Montaigne, éd. Dargaud , 2019.
Que représente le dessin pour toi?
Emilie Plateau: « Dans tout ce que je visualise, il y a toujours du dessin. Parfois plus de texte que de dessin, comme dans ‘L’épopée’. J’aime le rapport texte/ image. L’image est très importante pour moi. Le dessin me permet de m’échapper, de parler de sujets qui me tiennent à cœur, de mettre du recul aussi. C’est pour ça que je dessine de façon non réaliste. Il y a un décalage entre mes histoires, assez fortes, et mon dessin minimaliste. Après, c’est hyper cliché, mais je dessine depuis que je suis petite. J’ai lu beaucoup de bandes dessinées classiques, Tintin, Astérix, puis j’ai découvert Claire Brétécher, Annie Goetzinger. Je me suis dit qu’il y avait des femmes en BD… Pourquoi pas moi? Et la BD est un super médium pour traiter plein de sujets, faire passer plein d’émotions. »
Quels sont tes projets?
Emilie Plateau: « J’ai notamment une BD sur la photographe Vivian Maier, avec Marzena Sowa. Elle gardait des enfants aux États-Unis dans les années 50 et prenait des photos, des scènes de rue, des gens assez précarisés, beaucoup de détails du quotidien. Ce que je fais aussi beaucoup: raconter le quotidien, le banal. Elle n’a même pas développé toutes ses photos, et on les a découvertes seulement au moment de sa mort. L’album paraîtra en septembre 2023, chez Dargaud. »
Quelles BD conseilles-tu en ce moment?
Emilie Plateau: « Celles d’Anne Simon. ‘Les contes du Marylène’, qui compte 5 tomes, chez Misma. Elle crée tout un univers autour d’un personnage, mis en avant. Il prend le pouvoir et ça se passe jamais bien. Ce sont des contes, mais ça parle beaucoup d’actualité: du capitalisme, de ce que c’est d’être dirigé par un dictateur, de féminisme… Il y a beaucoup de personnages. C’est foisonnant, très référencé… »
L’épopée infernale, d’Émilie Plateau, est paru aux éditions Misma. Découvrez-en plus sur le site de l’éditeur.
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