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FLAIR BOOK CLUB: interview autour de la BD ““Petite grande””

Julie Braun
Julie Braun Journaliste

Lauriane Chapeau raconte dans un roman graphique comment, toute petite, elle et ses camarades de classe ont été confrontés aux abus de leur instituteur. Et comment ils ont appris à se taire. Jusqu’à ce que sa petite sœur, abusée à son tour, brise le silence. Aujourd’hui, Lauriane Chapeau est autrice, mais aussi… institutrice!

La magnifique BD “Petite grande” a pour sujet la colère et la résilience après un trauma d’enfance. Accompagnée de Violette Benilan, dessinatrice de l’album, Lauriane Chapeau nous explique qu’il s’agit d’un cheminement sans fin: toute sa vie, il faut apprendre à vivre avec.

Quand avez-vous su que vous raconteriez ce pan de votre vie?

Lauriane Chapeau: “Grâce aux réseaux féministes, à #MeToo, il existe une safe place sur le sujet. J’ai toujours su que je voudrais en parler un jour. Et depuis que mes filles sont entrées à l’école – ce qui était pour moi très angoissant – j’ai l’impression d’être passée de l’autre côté du miroir. Et d’enfin pouvoir en parler. Par contre, je ne savais pas à quel point ce serait difficile de replonger dans tout ça.”

Est-ce que voir ce livre publié vous a apporté quelque chose dans votre reconstruction?

“On dit parfois qu’il s’agit d’un récit de reconstruction, mais pour moi, ce n’est pas fini. Pour les victimes d’abus sexuels ou d’abus dans l’enfance, il n’y a pas de point final. C’est une blessure qu’on porte et à partir de laquelle on construit. On ne se répare pas. Elle existera toujours.”

Dans votre album, vous racontez comment la parole des enfants a parfois été mise en doute. Vous pensez qu’elle est mieux entendue aujourd’hui?

“Je crois et j’espère apporter ma pierre à l’édifice avec ‘Petite Grande’. L’église commence à faire son mea culpa. J’aimerais que l’éducation nationale le fasse aussi. Qu’elle cesse de gérer la maltraitance par la mutation. Il n’y a pas de programme pour traiter les enseignants maltraitants.

Par ailleurs, je pense qu’il est important de parler autrement aux enfants, sans tabous. Par exemple à propos de la masturbation. C’est pour eux une façon de se soigner, de prendre soin de son corps, c’est dommage de le taire par gêne, parce qu’on le relie à notre propre sexualité.

Quand ma sœur a parlé, nous avons eu la chance de pouvoir compter sur la maman d’une de ses copines, très au fait sur le sujet de la pédophilie. Face à la peur d’accuser à tort, elle a tout de suite remis les choses à leur place: ‘On ne fout la vie de personne en l’air, c’est de la vie de nos filles qu’il s’agit.’”

Quand on devient parent, on s’inquiète souvent pour notre enfant, encore plus si on a une fille et un minimum de lucidité sur le monde dans lequel on vit. Comment avez-vous vécu votre maternité?

“Je laisse beaucoup de liberté à mes filles. Je ne pourrai pas empêcher qu’il leur arrive un jour quelque chose, mais le fait de leur donner une voix, des armes, m’obsède. J’ai confiance en elles et en leur voix. C’est la même chose avec mes élèves. Je leur dis: ‘Il y a des choses qui peuvent t’arriver, car il existe des ogres et ogresses – qui n’en ont pas apparences – mais tu peux parler, tu as une voix et on peut t’entendre.’ Mais je tiens aussi à leur dire cet autre élément crucial: ‘ Ce n’est pas parce que tu n’as pas dit non que tu es coupable.’”

Dans l’album, vous décrivez votre petite sœur, qui brise le silence, comme une héroïne. Vous l’avez également ressenti comme ça à l’époque?

“Je ne sais pas. J’ai un trou noir de quasiment 10 ans. Il m’a fallu interroger mes proches pour savoir comment j’avais réagi. J’ai juste un vague souvenir de m’être battue dans la cour de l’école, avec des enfants qui accusaient ma sœur de mentir.”

Vous avez consulté votre sœur avant de débuter l’écriture de ‘Petite grande’?

“Non, mais quand j’ai fini le scénario, je l’ai envoyé à ma famille. Je ne sais pas si ma petite sœur l’a lu. On est très proches. Mais si elle ne veut pas le lire, car c’est douloureux, je comprends. Et puis il ne faut pas oublier qu’il s’agit de son histoire, mais de mon point de vue.”

Vous avez raconté votre histoire à vos filles. Comment cela s’est passé?

“Très bien, très naturellement. Ma fille aînée a même lu ‘Petite grande’: elle me pose des questions, trace des liens, de façon saine et naturelle. Les enfants ont conscience d’avoir un corps. Ils sont nourris par des contes qui ne font que raconter les dangers que courent les enfants, avec le loup, l’ogre… Quand elle est entrée à l’école et que j’angoissais sans expliquer pourquoi, elle a été très anxieuse. Quand je lui ai parlé, ça s’est dénoué tout de suite.”

Violette Benilan, vous êtes une proche de Lauriane depuis son enfance. Comment avez-vous reçu sa demande de dessiner ce livre?

“À la base, je suis très amie avec sa grande sœur et c’est elle qui m’a parlé de ce projet. Je suis illustratrice et je n’avais jamais eu envie de faire de la BD. Mais quand j’ai lu le scénario, je n’ai pas eu envie qu’il soit confié à quelqu’un d’autre.”

Lauriane Chapeau intervient: “C’est moi qui avait demandé à ma sœur de le lui en parler. J’avais besoin de travailler avec quelqu’un de confiance.”

Le rythme du récit est très intéressant, entre de grandes pages avec juste un dessin et quelques mots et des pages de BD plus classiques. Comment l’avez-vous établi?

V.B.: “Lauriane avait déjà réalisé un scénario assez précis, avec un découpage case par case, avec le texte, les dialogues. Elle avait prévu de grandes ouvertures de chapitres avec de la prose et une image, j’ai proposé d’en introduire d’autres et de casser l’idée de chapitres.”

L.C.: “Comme il s’agit d’un récit très intime, il était logique pour moi que ce soit très précis, car je sais ce que je veux raconter. Mais c’est riche d’avoir une dessinatrice qui s’approprie l’histoire, car elle apporte son recul.”

Vous avez aussi fait le choix du noir et blanc, avec parfois de grandes pages sur fond noir. Comment vous est venue cette idée?

V.B.: “Au début on imaginait des aplats de couleur: de petites touches d’aquarelle, de la bichromie. Mais en faisant les tests d’encrage, j’ai été chercher plutôt de la matière, de la texture. Et la couleur nous a semblé superflue.”

Vous avez choisi, de ne pas représenter le visage de l’agresseur. Pourquoi?

V.B.: “On ne voit jamais tout à fait l’agresseur et pourtant, Lauriane a l’impression qu’on le voit. Je le connaissais, moi aussi. Avec ces cheveux longs et gras… Je n’avais pas fait le lien avant, mais j’ai réalisé qu’il avait donné forme à tous les méchants des livres que j’ai lus. Je les imaginais tous comme lui.”

On assiste – ou participe – à un grand mouvement de libération de la parole des victimes, comment vous sentez-vous dans cette période?

L.C.: “Merveilleusement bien.”

V.B.: “Je trouve que c’est très riche, mais aussi hyper perturbant. Je suis née dans les années 80 et j’ai l’impression de mieux comprendre nos mères que les générations qui suivent, même de quelques années. Chaque jour, je prends conscience de quelque chose de nouveau. Tous mes codes et toute mon éducation sont remis en question de façon systématique.”

L.C.: “C’est pareil pour moi. Par exemple, la Bd d’Emma sur la charge mentale a fait une différence folle. Elle m’a ouvert les yeux. Avec les hommes, c’est aussi très compliqué. Mais il ne faut pas lâcher. La libération de la parole crée un espace où j’ai le droit d’exister, de parler sans être traitée d’hystérique. Sans être mise dans une case. Sans elle, ce livre n’aurait pas été possible”

Petite grande, de Lauriane Chapeau et Violette Benilan, éd. Glénat. Découvrez un extrait de cette magnifique BD sur le site de Glénat.

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