Pourquoi la série ““Inventing Anna”” est problématique
Rythmé et addictive, la série “Inventing Anna” se prête parfaitement au binge-watching – et à une forme de fascination pour sa protagoniste principale qui pose question.
Pour rappel, si vous ne l’avez pas (encore) regardée, “Inventing Anna”, la dernière née de l’équipe créative de Shonda Rhimes, suit les (més)aventures d’Anna Sorokin alias Anna Delvey, une arnaqueuse russe nationalisée allemande qui, près de trois ans durant, a sillonné Manhattan en laissant notes impayées et dettes faramineuses auprès de tout ce que l’île compte d’adresses branchées et de membres de l’élite financière.
Ou, dans les mots de Netflix:
Femme d’affaires audacieuse ou arnaqueuse ? Une journaliste enquête sur celle qui a convaincu l’élite new-yorkaise qu’elle était une héritière allemande : Anna Delvey”.
Un résumé qui a fait grincer pas mal de dents, tout comme la série qui l’accompagne. C’est qu’ainsi que le laissent penser les quelques mots de présentation d'”Inventing Anna” sur Netflix, les 9 épisodes signés Shondaland, s’ils montrent l’étendue de l’arnaque d’Anna et mettent en lumière certaines tendances pathologiques à ascendant sociopathe de son comportement, laissent aussi planer une forme de doute. Au fond, Anna Sorokin est-elle vraiment une arnaqueuse de bas étage qui a pris les riches et célèbres new-yorkais pour cible, ou bien est-elle plutôt une hustler, terme utilisé aussi bien pour désigner un arnaqueur que quelqu’un de débrouillard qui se bouge pour faire de ses rêves une réalité?
Pour ses victimes, à qui elle a dépouillé près de 300.000$, ainsi que pour la justice américaine, qui l’a reconnue coupable, entre autres, de vol aggravé ainsi que de la fabrication de faux documents pour l’obtention d’un prêt, la réponse à la question est sans équivoque. Mais l’engouement suscité par “Anna Delvey” et ses crimes depuis la diffusion de la série laisse penser que tout le monde ne se range pas de cet avis. Voire même, que dans l’esprit d’une partie de celles et ceux qui ont binge-watché “Inventing Anna”, sa protagoniste principale n’est rien de moins qu’une héroïne populaire qui a dépouillé les riches.
Sauf que contrairement à Robin des Bois, Anna Sorokin n’a pas redistribué les gains de ses méfaits aux pauvres, mais bien directement sur son compte en banque, où ils ont servi à financer un train de vie luxueux fait de vêtements et accessoires haute couture et soirées dans les meilleurs établissements new-yorkais. Et que si les personnes qu’elle a dépouillées appartenaient à la classe moyenne voire à la classe moyenne supérieure, elles étaient toutefois loin d’être des milliardaires pour lesquels un trou de 100.000$ n’est qu’une goutte d’eau dans un océan d’argent. Ce qui nous amène à la deuxième raison pour laquelle “Inventing Anna” fait l’objet de vives critiques depuis sa diffusion: Rachel Deloache Williams.
Inventing Anna (et Rachel)
Soit, pour la majorité de la série, un personnage dépeint comme étant franchement désagréable, une “amie des beaux jours” là uniquement pour se faire gâter par Anna mais pas pour la soutenir en prison, une pimbêche méprisante envers Neff, une arriviste, bref, vraiment pas quelqu’un de bien. Voire même, ainsi qu’il l’est répété plusieurs fois dans la bouche du personnage de Neff, qui tente de mettre en garde Anna, quelqu’un qui “tente de profiter” de la riche héritière (sic).
Une qualification qui semble d’autant plus injuste que, de toutes les victimes de l’arnaque d’Anna Sorokin, Rachel Deloache Williams, dont l’aide a permis aux autorités d’enfin arnaquer la ressortissante allemande, est celle qui a potentiellement le plus perdu. Car si Anna a bénéficié un temps de la distraction de certains hôtels et restaurants qui ne lui demandaient pas de carte de crédit au préalable ou de la largesse de certaines connaissances fortunées qui acceptaient bon gré mal gré de payer l’addition, Rachel, elle, était loin de correspondre à ce profil – et d’avoir les moyens de se permettre d’être prise pour cible.
Ainsi que l’ancienne employée de l’édition américaine de “Vanity Fair”, arnaquée de 62.000€, l’a confié au pendant français du magazine, “‘Inventing Anna’ déforme la réalité de manière dangereuse”. Et d’accuser dans la foulée la série Netflix de “brouiller les faits entre la fiction et la réalité, ce qui conduirait les téléspectateurs à éprouver de l’empathie pour une sociopathe, narcissique et criminelle avérée”. Notamment, en “jouant sur la corde raide” selon l’ancienne journaliste, soit en affirmant qu’il s’agit d’une histoire vraie « sauf pour toutes les parties qui ne le sont pas ».
Je pense que cela vaut la peine d’explorer à quel point une demi-vérité est plus dangereuse qu’un mensonge. Cet avertissement donne à la série suffisamment de crédibilité pour que les gens puissent croire [les éléments fictifs] plus facilement (...) est une criminelle. L’histoire lui profite. C’est un récit conçu pour créer de l’empathie pour un personnage qui en manque. Tout cela est très problématique” – Rachel Deloache Williams.
Et l’ancienne employée de “Vanity Fair”, qui a, depuis, rédigé un livre chroniquant la manière dont Anna Sorokin a abusé de sa confiance, n’est pas la seule à le penser.
Une question de perspective
Etonnant, parmi les voix s’étant élevées pour la défendre, on retrouve en effet celle de Neffatari Davis, alias “Neff” dans “Inventing Anna”, pourtant loin d’être la plus grande fan de Rachel s’il faut en croire la vision de leur relation mise en avant par la série. Ce qui ne l’a pas empêchée de confier dans un entretien accordé à “Vanity Fair” (décidément) après la diffusion de cette dernière qu’elle compatissait avec son ancienne acolyte.
Mon Dieu, ils l’ont traînée dans la boue. Je me sens mal pour Rachel qu’elle ait été arnaquée par Anna, mais quand j’ai vu qu’elle écrivait un livre sur la situation, j’ai trouvé ça fou qu’elle se fasse de l’argent sur son dos (...) J’en ai parlé à Shonda et j’imagine qu’elle en a fait ce qu’elle voulait” a expliqué celle qui a servi de consultante sur la série.
Et qui ne se voit pas tendre de branche d’olivier à Rachel de sitôt, malgré la compassion qu’elle a exprimée: “je ne sais pas pourquoi la série a été si méchante envers Rachel, personnellement, je ne la hais pas mais je ne saurais pas être amie avec elle non plus parce que je suis pote avec Anna et on ne fraternise pas avec les ennemis de ses amis. C’est l’essence même de la sororité”. Un précepte dont on peut se demander jusqu’à quel point Shonda Rhimes elle-même l’a respecté.
Bien que les mentalités changent, lentement mais sûrement, et que Shonda Rhimes fasse partie des créateurs de contenu les plus célébrés pour la diversité (de genre, de couleur de peau, d’âge mais aussi de poids) qu’ils montrent à l’écran, il est difficile de ne pas s’interroger sur le choix de casting fait pour “Inventing Anna”.
Le poids des choix
Ainsi, là où dans la vraie vie, Anna Sorokin est plutôt ronde, avec un visage poupin et une morphologie endomorphe, à l’écran, elle est incarnée par la filiforme Julia Garner. Laquelle, là où les nombreux témoignages de celles et ceux qui ont côtoyé “Anna Delvey” font état du peu de soin qu’elle apportait à son apparence et à son hygiène personnelle, est dépeinte comme une sirène glamour, habillée, coiffée et maquillée avec soin et à l’allure aspirationnelle.
Pour sa part, Rachel Deloache Williams, qui est, dans la vraie vie, le prototype de la Southern Belle avec ses longues boucles châtain, sa silhouette longiligne et ses grands yeux verts, se voit incarnée par une actrice dont la morphologie n’a pas plus à voir avec la sienne que celle de Julia Garner avec celle d’Anna Sorokin, sauf qu’ici, le choix pèse dans le sens inverse. Outre sa silhouette épaissie, la Rachel de la série a aussi les cheveux plus foncés que dans la vraie vie, les équipes de Shondaland ayant visiblement employé tout l’attirail usé jusqu’à la corde qu’Hollywood utilise quand il veut “enlaidir” une actrice, les lunettes de vue en moins. Une autre manière de glamouriser l’arnaqueuse et de ternir l’image de Rachel Deloache Williams?
Interrogée au sujet de son interprétation par l’actrice Katie Lowes à l’écran, Rachel Deloache Williams a ironisé que “d’après ce que j’ai vu de la série jusqu’à présent, son souci d’exactitude quand il s’agit de me décrire tel que je suis, semble se limiter à l’orthographe de mon nom complet”.
Cette sorte de demi-vérité est plus insidieuse qu’un mensonge total, car elle amène les téléspectateurs non informés à confondre la fiction avec les faits sur la base de simples fragments de réalité, comme mon lieu de travail, par exemple” – Rachel Deloache Williams.
Calendrier de diffusion oblige, les comparaisons ont été nombreuses entre “Inventing Anna” et “L’Arnaqueur de Tinder”, même si, au-delà de la thématique de l’abus de confiance et du vol de sommes astronomiques, en réalité, les deux programmes Netflix sont fort peu comparables. Là où “L’Arnaqueur de Tinder” se voulait en effet une dénonciation des arnaques d’un Casanova de pacotille et faisait preuve de trésors de compassion envers ses victimes, avec un final rendant hommage à leur courage, “Inventing Anna” adopte une posture diamétralement opposée. Et en vient même, dans certaines scènes, à pousser à sympathiser avec Anna Sorokin au mépris de ses victimes, dont on viendrait presque à se convaincre qu’au fond, elles l’ont bien cherché.
Peut-être est-ce à ce parti pris narratif que l’avertissement en début de série fait référence? Dans “Inventing Anna”, tout est vrai, sauf les parties inventées, à commencer par celle qui voudrait faire croire qu’une arnaqueuse qui n’a pas fait preuve du moindre remords envers ses victimes est une héroïne.
Lire aussi:
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici