Pourquoi on est toujours Charlie?
Je suis toujours Charlie
7 janvier. Le genre de date qui reste. Il y a deux ans, j’étais dans le train, retour maison, épuisée. J’ai reçu un sms de mon Chéri. «Va voir les infos.» J’ai vu. J’ai vu la photo du policier descendu d’une balle dans la tête, en pleine rue, les 12 morts. J’ai raté mon arrêt. Je me suis fait happer par l’actu. Impossible de lâcher l’écran, j’ai lu, regardé, encore et encore, parce que je n’arrivais pas à croire que ce soit possible. Que des tarés massacrent des gens comme ça, pour des blagues, peut-être choquantes ou pas drôles, mais juste, des blagues.
Je ressens encore ce froid dans mon ventre. Cabu, je l’avais interviewé 3 semaines auparavant, c’était un vieux monsieur au regard de gamin, qui parlait très bas et m’avait raconté ses cours de dessin à l’académie. Quand je lui avais demandé ce qu’il souhaitait pour 2015, il m’avait dit «que Charlie continue à vivre». C’était tellement chouette de lui parler que j’avais oublié de lui demander une dédicace. Les tarés ont tué Cabu et ses copains. Ils ont aussi tué un truc dans ma vie à moi.
Peur sur la ville
Hier, j’ai fait l’école, enfin la rédaction, buissonnière, pour filer shopper un gros pull en solde rue Neuve. Tout à coup, dans City 2, la foule a bougé. Il y avait des cris, ça partait dans tous les sens. Panique à bord, qu’est-ce qui se passe? Aucune idée. J’ai foncé, moi aussi, je serai un mouton mais un mouton vivant. Je voulais être dehors, sentir l’air, partir, loin. Des gens pleuraient, se cherchaient, se bousculaient. C’était rien, fausse alerte, une bagarre. Je me suis assise sur le piétonnier, avec la sensation d’avoir survécu au pire, même si ce n’était rien. J’ai pensé aux habitants d’Alep.
Deux heures plus tôt, un Ikea avait été évacué parce qu’on avait trouvé une valise dans le parking. Fausse alerte aussi. Mais de nouveau, la peur, une crainte collective qui nous met aux aguets du moindre paquet abandonné, qui nous fait sursauter aux pétards du 1er janvier, qui nous fait voir l’autre comme un danger potentiel.
On m’a volé la légèreté
Certes, on n’y pense pas tout le temps, on vit comme avant, enfin c’est ce qu’on se dit. Sauf qu’il y a des militaires dans les rues avec des fusils de guerre en mains et qu’on trouve non seulement ça normal mais rassurant.
Sauf que j’ai dû expliquer à des copains français que Molenbêk n’est pas un coupe-gorge. Et qu’on dit Molenbéééék, ferdju.
Sauf que mon pote Ahmed a fini par raser sa barbe de hipster parce qu’il en avait assez d’être dévisagé dans la rue.
Sauf que Fatima, la maman de ma copine Salma, s’est fait insulter 4 fois parce qu’elle porte un voile.
Sauf qu’on dit «islamiste» plutôt que «musulman».
Sauf que les commentaires ignobles se déversent partout sur le web. Que les racistes crachent leur haine sans honte. Et se congratulent les uns les autres.
Sauf que des partis puants arrivent haut dans des sondages. Et même deviennent président des Etats-Unis. Sauf, aussi, que quand je me dis «laïque», j’ai l’impression de prononcer un vilain mot.
Sauf que l’autre jour, j’ai réalisé que moi, qui aime dessiner, je pouvais griffonner une carte rigolote disant «bon anniversaire Jésus» à Noël mais que si je faisais pareil avec le prophète, je pourrais risquer ma vie.
Sauf que depuis, j’ai mis Je suis Charlie en photo de profil. Puis Je suis Paris. Puis... Je suis Bruxelles.
Sauf qu’aujourd’hui, je ne la change plus, parce que je n’ai plus le temps, puis j’ai l’habitude... Je suis Nice, Je suis Orlando, Je suis Ankara, Je suis Bagdad, Je suis Alep, Je suis Le Caire, Je suis Médine, Je suis Mogadiscio, Je suis Jaboul, Je suis Mindanao, Je suis Izmir, Je suis Istanbul...
Je suis Hélène, je vis dans le monde d’après Charlie.
Et je me dis qu’on aurait pu en faire autre chose, de l’après Charlie. On aurait pu en profiter pour tous virer Bisounours ascendant Licorne, et diffuser ces valeurs communes à toutes les religions et aux laïcs: la tolérance, l’amour, la joie de vivre tous ensemble.
A mon avis, ça aurait sacrément fait marrer Cabu.
Bien plus que d’avoir des minutes de silence en son nom dans des villes où, quand on se balade pour shopper un gros pull, on se retrouve à fuir la foule.
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