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Le bore-out, ou quand l’ennui au travail finit par nous dévorer

Manon de Meersman

Démotivation, dévalorisation, déprime… Le bore-out, c’est ce syndrome qui se caractérise à travers un épuisement professionnel par l’ennui, et il touche bien plus de monde qu’on ne l’imagine.

Bien que principalement marqué par l’ennui au travail, le bore-out se hisse au-delà de cette réalité. « C’est le fait d’avoir si peu à faire que l’on se sent de moins en moins exister dans sa sphère professionnelle et petit à petit, ce que nous faisons est taché de perte de sens, explique Nina Aaala Amdjadi, psychologue et psychothérapeute systémicienne. Cette perte de sens, elle peut mener à l’anxiété, qui elle-même peut mener à de la déprime, qui elle-même peut mener à la dépression.

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Dans le cadre du bore-out, de nombreuses émotions éclatent, entre colère, tristesse, honte, ou encore rejet. » Dans certains cas, la spécialiste évoque également la possibilité d’assimiler le bore-out à une forme d’harcèlement. « On a remarqué que le bore-out pouvait survenir dans des situations où on l’on souhaite que l’employé s’en aille. L’employeur fait alors tout pour que la personne parte d’elle-même en usant de l’ennui : on ne donne pas assez de travail, on oublie d’envoyer les invitations aux réunions… Petit à petit, un système est mis en place pour donner l’impression à la personne qu’elle n’existe plus. C’est une forme d’agression. »

Prendre conscience de l’existence du bore-out

Si on a tendance à souvent évoquer le burn-out, le bore-out concerne en réalité de nombreuses personnes également. C’est le cas de Laura, 37 ans, qui travaillait au service comptabilité d’une entreprise.

Cela faisait une dizaine d’années que j’étais à ce poste, et au début, cela me plaisait réellement. La boîte tournait bien, et on ne manquait jamais de travail. Mais au fur et à mesure du temps, on a commencé à perdre des clients, et mon employeur a décidé de moins déléguer, et de prendre davantage à sa charge, au détriment de ses employés. C’est une attitude totalement égoïste, contre laquelle je n’ai, personnellement, rien su faire.

explique-t-elle. Mes journées ont commencé à être de plus en plus longues, et comme je me devais d’être présente, j’ai commencé à m’inventer du travail pour faire bonne figure. Sauf qu’au bout d’un moment, je suis réellement tombée dans une déprime profonde. J’allais au travail avec une boule au ventre, je craignais la moindre remarque dès que mon employeur s’approchait de moi… Bref, mon job ne me plaisait plus, et c’était clairement la faute de l’ennui, instauré directement par mon boss. » Alizée, 28 ans, travaille dans la vente, dans un concept-store, depuis bientôt deux ans. Et après une première et courte expérience professionnelle plutôt catastrophique dans un tout autre domaine, elle a d’abord eu l’impression de respirer à nouveau avec ce nouveau métier. « J’ai terminé mes formations en 2020, et avec celles-ci, , je visais plus “haut” qu’un job dans la vente mais j’avais besoin d’un emploi stable et “reposant”, qui ne dévorait pas mon énergie et qui me permettait de pouvoir développer d’autres aspects de ma vie plus personnels. L’ambiance était très chouette, le cadre joli.. .Les missions manquaient clairement de challenge, mais à l’époque, après une période de ma vie assez bouleversée – et sur laquelle je n’avais pas réussi à avoir beaucoup de contrôle – c’était pile ce dont j’avais besoin pour reprendre pied. Il a fallu un peu plus de 5 mois avant que ce manque de challenge commence réellement à me peser. La période de Noël dans ce genre de commerce est assez intense, et ça m’a plu, mais dès que janvier est arrivé, le calme est revenu, et l’ennui m’est apparu beaucoup plus lourd. Manque de clientèle, missions répétitives, heures interminables passées sur un tabouret inconfortable devant mon comptoir, à attendre les clients (bonjour les maux de dos, en passant)... Mes journées consistent à vendre deux, trois articles, prendre les poussières, publier une fois par jour pour les réseaux sociaux du magasin, de temps en temps encoder quelques lignes de nouveaux articles, et c’est à peu près tout. »

Alice a aussi 28 ans, et travaille à l’Administration fédérale en tant que graphiste. « Je travaille activement depuis maintenant 7 ans et demi dont presque 6 ans comme graphiste là où je suis actuellement (avant j’ai effectué d’autres jobs). Après 3 années en tant que graphiste, l’ennui au travail s’est manifesté sans que je m’en rende compte. J’avais la chance d’être suivie à ce moment-là par une psychologue et ensemble, nous avons décelé ce déséquilibre professionnel qui me suivait en fait depuis déjà plusieurs mois. L’organisation pour laquelle je travaille, connait des périodes creuses et des périodes plus intenses et c’est bien là où se niche le problème. Par exemple, durant l’été c’est assez calme et en septembre le travail reprend de façon acharnée. C’est à ce moment-là que j’ai flanché ; quand on m’a demandé après une longue période sans avoir “rien fait”, d’entreprendre un grand travail avec une responsable de projet perfectionniste et en respectant une deadline plus courte que prévue. Je suis tombée en arrêt maladie durant 7 mois par la suite. Il a fallu du temps et plusieurs séances avant qu’on dénoue tout cela et mette le mot dessus avec ma psy. On entend souvent les “burn out” et moins les “bore out”, c’est pourquoi je n’avais même pas conscience du cycle arythmique dans lequel j’étais. Dans mon cas, c’était un peu particulier car je vivais le burn-out et le bore-out en même temps, l’un entrainait l’autre. »

Les conséquences du bore-out, ce syndrome pervers

Al l’instar du burn-out, le bore-out présente également une série de conséquences, sentiment d’inutilité dans ce que l’on fait, sentiment d’illégitimité en regard de notre place dans la société… « Pour peu que tu travailles en temps plein, le travail te prend la majorité de ta journée et ne pas exister pendant une partie de celle-ci génère des sentiments dépressifs, liés au besoin d’exister, explique Nina Aaala Amdjadi. Le bore-out est pervers car il est marqué par une injonction paradoxale : à un certain niveau, on te dit de travailler, et à un autre niveau, tu n’as pas les moyens de travailler. Tu n’as pas de bonne réponse face à l’équation et cela rend fou car on n’a plus de prise et on reste au même point. Dans cette situation, au niveau du système nerveux, il y a un danger qui est souligné, et du stress est libéré en regard de quelque chose qui ne va pas. On se met alors en activité mais aucun résultat ne s’en dégage. A force, le système nerveux est fatigué de donner de l’énergie pour rien car être en intensité haute tout le temps n’est pas gérable. C’est alors qu’on tombe dans la déprime et si cet état persiste, on bascule dans de la dépression. »

Pour Alizée, si le rythme plus lent de son travail dans la vente a d’abord été une bonne chose pour elle, aujourd’hui, cela ne lui convient plus.

Je suis reconnaissante d’avoir pu avoir cette possibilité de trouver un travail “reposant” quand j’en ai eu besoin, mais aujourd’hui j’ai clairement besoin de plus. Je vais travailler en traînant les pieds à l’idée de la journée infinie qui m’attend, je pense à tout ce temps que je ne vais pas pouvoir consacrer à autre chose... Quand je rentre chez moi le soir, je suis vraiment épuisée et je n’ai qu’une envie : me rouler en boule sous mes draps.

explique-t-elle. Mais ce que j’ai, ce n’est pas une fatigue saine : je n’ai pas la satisfaction du travail accompli, ça me pèse terriblement. Et moins il y a de boulot à faire, moins j’ai envie d’en faire, je procrastine, j’ai du mal à prendre des initiatives... Bref, ça se ressent très fort dans la qualité de mon travail. Et je le sais parce qu’en plus de tout ça, j’ai déjà eu des remarques de mes supérieurs à ce sujet. » Ce cercle vicieux est également ce qui a tiré la sonnette d’alarme chez Laura. « Dès qu’on me demandait une tâche, comme j’avais pris un rythme super lent, il me fallait énormément de temps pour l’accomplir, et cela devenait infernal… Je devenais même honteuse au bout d’un moment de ne pas travailler, en fait. Je ne pouvais plus rester comme ça. » Nina Aaala Amdjadi souligne d’ailleurs ce sentiment de honte – le même que celui dont Laura témoigne – lorsqu’elle évoque le bore-out. « Au bout d’un moment, tu finis, effectivement, par être honteux de n’avoir rien à faire. Alors tu gardes les choses pour toi, et tu les caches. »

Un autre problème est que cette honte, et tous ces autres sentiments désagréables générés par le bore-out, finissent par toucher la confiance et l’estime de soi. « 3 ans après, je suis toujours employée au même endroit et la situation n’a pas vraiment changé, évoque Alice. Je revis une période inanimée depuis 4 mois et tout ça me donne la sensation de devenir de plus en plus une larve qui se traine de jour en jour pour gagner sa paie en fin de mois. Cela engendre pas mal de conséquences tant mentales que physiques car on perd la motivation, la créativité, la confiance en soi, la joie de vivre et ça en devient général, on n’a plus envie de faire du sport, de prendre soin de soi, la flemme s’installe de plus en plus et il faut lutter contre ça, qui n’est pas chose évidente tous les jours. »

Et en effet, selon Nina Aaala Amdjadi, la confiance en soi et l’estime de soi sont les premières choses qui tombent ou du moins qui sont touchées. « Notre confiance dans notre société capitale est basée sur la productivité : si on me relègue au bureau du fond, qu’on ne me donne plus les invitations aux réunions, qu’on a moins de travail, etc., on commence à douter de soi. Alors que, dans le cas du bore-out, nous sommes sur une question de harcèlement, qui relève d’un système malade, donc ça ne touche pas directement la personne, mais le premier réflexe est de se mettre en question personnellement car le travail joue sur la valorisation de soi et notre sentiment d’utilité dans la société. »

Des pistes de solutions pour se sortir du bore-out

Nina Aaala Amdjadi préconise une solution radicale en cas de bore-out : changer de travail. « C’est aussi ce qu’on recommande en cas de harcèlement : nous sommes dans un système malade où l’on subit les choses et où on ne peut pas faire grand-chose. Nous nous retrouvons dans la suradaptation, et nous finissons par exploser, explique-t-elle, avant d’évoquer le fondement-même du contrat de travail.

Légalement, un employeur est tenu de donner du travail. Et si l’employeur nie cet aspect, forcément, en tant qu’employé, on est bloqué. Si possibilité il y a de prouver qu’il n’y a pas assez de travail, il est possible de recourir à la justice et demander une indemnité, purement et simplement parce que nous signons un contrat et que l’employeur doit nous fournir du travail.

explique-t-elle. C’est ce pourquoi nous sommes engagés. » Pour réunir ces preuves, la spécialiste recommande de recueillir des mails et autres preuves écrites qui témoigneraient du manque de travail et des éventuels appels à l’aide. « Une autre option, plutôt que d’aller en justice, ce sont les arrêts maladie : c’est la même chose qu’avec le burn-out, c’est-à-dire qu’on a besoin de remettre sur pied le système nerveux, et on profite de ce temps-là qui nous est offert pour le faire. » C’est clairement l’option que Laura a choisi pendant des mois, avant de finalement prendre la décision de quitter son job. « Je faisais partie de ces personnes qui ne manquent jamais un jour de travail – hormis quand je posais des vacances, évidemment. Mais en jour, ça a été le coup de grâce : mon employeur s’est permis de me faire une remarque sur la qualité de mon travail, et j’ai explosé. J’ai posé 11 jours de congés maladie consécutifs. Je sombrais petit à petit dans une déprime profonde, et mon mari assistait, impuissant, à ma noyade. Allez expliquer à votre entourage que vous déprimez parce qu’on ne vous donne pas assez de boulot. Autour de moi, de nombreuses personnes m’ont demandé de quoi je me plaignais. Je me suis posée cette question aussi, en me disant : ‘franchement Laura, un job chill, c’est le pied en réalité, non ?’. Mais cela allait plus loin que ça : c’était ma valeur en tant qu’être humain qui était remise en cause. J’ai fini par retourner au travail, mais j’enchaînais les semaines sur place, et les semaines en congés maladie. J’avais perdu totalement confiance en moi, j’étais au fond du trou. Et puis j’ai fini par poser ma démission. Cela n’a pas de suite été un soulagement ; la peur de l’instabilité financière s’est très vite fait sentir, mais après quelques semaines à reprendre le contrôle de qui je suis, et en détachant celle que je suis de mon travail, j’ai réappris à respirer, autrement. Aujourd’hui, j’ai retrouvé un autre job, mais je suis en mi-temps, et cela est la meilleure décision que j’ai pu prendre parce que le travail n’occupe plus toute la place dans ma vie et ma valeur n’en dépend plus. J’ai aussi commencé à voir une psy qui m’a beaucoup aidée au moment où j’ai retrouvé un nouveau job. »

Le fait est que, si Laura a changé de boulot, c’est aussi parce qu’au sein de l’entreprise où elle travaillait, rien était mis en place pour aider les personnes en difficulté. C’est également le cas dans le job de Alizée. « Il y a très peu de moyens mis en place pour supporter cet ennui. D’autant plus que mes supérieurs sont souvent dans les parages, donc je ne peux pas vraiment vaquer à d’autres occupations que celles pour lesquelles je suis payée (et puis ma conscience professionnelle le verrait d’un assez mauvais oeil). D’ailleurs, quand j’ai essayé d’en discuter avec eux, j’ai très vite compris qu’il n’y aurait rien à espérer de leur part. J’aimerais, par exemple être formée, pour pouvoir réellement améliorer notre communication sur les réseaux, remettre notre site internet au goût du jour... » Et c’est ainsi qu’Alizée songe à la solution radicale proposée par Nina Aaala Amdjadi, et déjà adoptée par Laura : trouver un nouvel emploi. « Je me renseigne et je cherche des idées pour me réorienter professionnellement parce que j’ai un peu l’impression d’être dans une impasse... Ça demande du temps et je prends mon mal en patience... Heureusement, j’ai la chance énorme d’avoir une raison particulière de me lever le matin : mon amoureux qui travaille à deux pas de mon boulot » conclut à ce propos Alizée. De son côté, Alice évoque tout de même quelques initiatives, mais malheureusement pas à l’égard du bore-out... « Au sein de l’Administration, des podcasts et articles sont proposés afin d’approfondir la question d’épuisement professionnel ou burn-out. Ils sont réalisés par des psychologues externes. Ils suggèrent également des courtes formations à suivre concernant ce sujet. Encore une fois, on ne parle que de burn-out et non de bore-out. Personnellement, j’ai déjà évoqué à ma hiérarchie cette attente de travail, ce besoin d’être utile, cette longue période sans rien faire qui me mine le moral mais aucune solution n’est proposée et ce n’est pas pris au sérieux, alors “j’attends que ça passe”, et c’est triste à dire. Je possède plus d’armes comparé au dernier épisode afin de pouvoir détecter cela et d’autant plus lâcher-prise, j’arrive à profiter de ma vie sociale et de m’investir dans d’autres choses qui me passionnent, pour autant c’est un équilibre à mettre en place et je me sens toujours sur le fil tel un funambule qui risque de tomber à tout moment car les conditions professionnelles dans lesquelles je suis ne changeront pas. »

Nina Aala Amdjadi évoque un dernier conseil, et non des moindres : se faire confiance, et faire confiance à ses tripes. « Dans la société, on nous apprend le contraire et on rationaliste tout. Un exemple simple : il est 11h30, j’ai faim, mais il n’est pas midi, donc j’attends. Un autre exemple, cette fois dans le monde du travail : un tel n’est pas sympa avec moi, mais tout le monde l’apprécie donc je me dis que cela vient de moi. Mais n’oubliez jamais : la réalité est telle que si on sent que quelque chose ne va pas, même si nous n’arrivons pas à rationnaliser, il faut se faire confiance. »

Les prénoms des personnes témoignant dans cet article sont des prénoms d’emprunt afin de garantir l’anonymat.

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