Gen F

En rejoignant la communauté, vous recevez un accès exclusif à tous nos articles, pourrez partager votre témoignage et…
© Sylvie Stijven /

TÉMOIGNAGES: ““Mon job consiste à annoncer des mauvaises nouvelles””

Justine Rossius Journaliste
Ana Michelot Journaliste

Si personne n’aime recevoir de mauvaises nouvelles, certaines personnes doivent pourtant bien les annoncer. Laure, Thomas et Emma sont des professionnel·le·s de la mauvaise nouvelle.

Il y a certains métiers dans lesquels il faut être prêt·e à annoncer le pire aux personnes en face de soi et ce, très souvent. C’est le cas de nos trois témoins, ils nous racontent.

Laure, 33 ans, est candidate à un poste d’huissier de justice depuis 2020

Laure « Moi, huissière? Pendant longtemps, je n’ai pas eu le moindre attrait pour ce métier. Pendant mes études de Droit, il était obligatoire de passer une journée avec un huissier. J’y ai vu tellement de personnes agressives que j’ai tout de suite compris que je m’orienterais vers une carrière d’avocat pénaliste, mais la vie réserve parfois des surprises. La ­profession d’avocat a pris une ­tournure différente de celle à laquelle je m’attendais et, après avoir passé quelques jours dans une étude d’huissier au cours de l’été 2016, j’étais convaincue que c’était fait pour moi. Lorsque quelqu’un me demande ce que je fais professionnellement, je reçois souvent un ‘aïe’ en guise de réponse. Cependant, mes collègues et moi-même n’apportons ­généralement aucune nouvelle. ­Souvent, il s’agit d’affaires que l’on connaît déjà, par exemple, lorsqu’on a commis un excès de vitesse et que l’on est convoqué au tribunal de ­police, par exemple. En général, le travail d’un candidat huissier de justice consiste en une combinaison de travail de terrain et de travail de bureau.

Aujourd’hui, je me concentre à plein temps sur le travail de terrain parce que j’aime le contact direct avec les gens. J’aime leur expliquer pourquoi je sonne à leur porte avec un message mauvais ou pas très ­positif, ce que contient la convocation que je leur remets, pourquoi ils sont invités au tribunal et ce à quoi ils ­peuvent s’attendre. Parfois, mon ­travail réserve aussi des surprises, comme le contrôle du bon ­déroulement de matchs sportifs, par exemple. Mais je me rends aussi chez les gens pour faire l’inventaire de leur contenu en garantie de factures impayées.

Nous n’avons pas l’intention d’expulser qui que ce soit de son logement. J’essaie de trouver des solutions humaines en écoutant et en engageant le dialogue.

Ne tirez pas sur le pianiste

Parfois, je détermine si une tentative de record du monde se déroule dans les règles, le lendemain, je propose à quelqu’un de l’aider à rembourser ses dettes. En tout état de cause, nous n’avons jamais l’intention d’expulser quelqu’un de son logement ou de monnayer ses biens. L’huissier de ­justice cherche avant tout à trouver des solutions humaines par l’écoute et le dialogue. C’est de loin le fil ­conducteur de ma profession. ­Certaines personnes me remercient, d’autres me traitent de tous les noms ou restent apathiques et continuent ce qu’elles faisaient pendant que ­j’effectue une saisie. Il y a quelque chose à dire pour chacune de ces réactions, et bien sûr, il est humain que nous soyons parfois perçus comme la personnification d’un ­problème. Par conséquent, ­l’expression ‘ne tirez pas sur le ­pianiste’ nous est familière, mais ­l’astuce consiste principalement à rester calme et poli, tout en agissant correctement, mais fermement ­lorsque c’est nécessaire. Je sens assez vite qui se trouve de l’autre côté de la porte. Parfois, il s’agit de personnes ayant une très faible tolérance à la frustration, avec ou sans casier ­judiciaire.

Lorsque je dis quel métier je fais, la réaction est souvent: ‘aïe!’.

Lors des saisies, des ­inculpations et des expulsions, nous sommes généralement ­accompagnés par la police, ce dont je suis extrêmement reconnaissante. Mais je suis également en contact avec des mères adolescentes et je sais à quel point il est difficile pour elles d’être mère et de gérer leur vie en même temps, avec toutes les ­charges, y compris financières, qui en découlent. Je vois aussi régulièrement comment les gens paient les dettes de leur ex-partenaire. Ou ­comment la drogue détruit ­beaucoup, tant mentalement que physiquement, et comment elle met à rude épreuve les relations et cause des problèmes sociaux. Chaque jour, je vois de mes propres yeux à quelle vitesse une personne peut tomber dans une spirale descendante. Un seul échec peut entraîner un effet domino et cette prise de conscience affecte mon propre comportement. Dès que je reçois une facture ou une amende, je la paie immédiatement. On me dit souvent qu’aucun rappel n’est arrivé, mais ces personnes vivent dans un immeuble sans que leur nom soit mentionné sur la sonnette ou sur la boîte aux lettres. Dans ce cas, il n’est pas évident de les joindre. ­Certaines personnes ne vident pas ou peu leur boîte aux lettres, ce qui peut évidemment conduire à des surprises moins agréables. C’est aussi la raison pour laquelle mon numéro de maison est si clairement indiqué (clin d’œil). »

Thomas, 33 ans, travaille comme médecin palliatif et oncologue médical depuis un an et demi.

Thomas « La pomme ne tombe ­jamais très loin de l’arbre! Mon choix de travailler dans le monde médical n’est pas très original, car mes parents œuvraient déjà dans les soins oncologiques. Mon père était radiothérapeute-oncologue, tandis que ma mère était infirmière en soins palliatifs. Je suppose donc qu’il y a eu une certaine pollinisation croisée à la maison, mais j’ai tout de même commencé mes études de médecine à l’époque sans objectif préconçu. C’est grâce à des stages intéressants que je me suis aussi retrouvé en ­oncologie, où je me spécialise ­aujourd’hui principalement dans les tumeurs des systèmes urinaire et ­digestif, ainsi que dans les tumeurs de la tête et du cou. Mon travail ­consiste essentiellement en 2 activités principales. D’une part, il y a l’hôpital de jour, où les patients ­cancéreux viennent pour différents traitements, et où l’on examine les effets secondaires et/ou si une dose doit être adaptée ou non. D’autre part, les consultations constituent aussi un élément très important de mon quotidien. Il peut s’agir d’un suivi de routine d’une personne qui a été traitée pour un cancer du sein il y a quelques années et qui n’a plus de maladie, ou d’une consultation pour annoncer une mauvaise nouvelle.

L’honnêteté est primordiale, dissimuler une information n’est utile à personne.

Les personnes qui viennent en oncologie savent généralement déjà qu’elles ont un cancer et que nous ne parlerons pas d’une entorse à l’orteil. Au cours de nos études de médecine, nous apprenons à communiquer ce genre de nouvelles, mais il y a évidemment un monde de différence entre un cas théorique tiré des livres et un patient en chair et en os. Les conversations les plus difficiles sont celles où la situation est pire que ce à quoi le patient s’attend. Quelqu’un qui tient compte d’un scénario pas très positif sera généralement capable d’accepter et de placer un tel ­message plus rapidement que ­quelqu’un qui est complètement dans le déni. Avant toute consultation au cours de laquelle je dois annoncer une mauvaise nouvelle, je me dis ­toujours que cette conversation sera probablement l’un des pires ­moments de la vie de cette personne. J’essaie toujours de les préparer au mieux, mais la réaction de la ­personne en face de moi est ­imprévisible. Certaines discussions se déroulent comme le scénario que j’avais en tête, mais il arrive aussi que les gens me surprennent par leur réaction. Dans tous les cas, ­l’honnêteté est la chose la plus ­importante. Cacher une situation ne sert à personne. La plupart des ­patients veulent avant tout savoir à quoi s’en tenir.

L’effet miroir

C’est difficile d’évaluer la fréquence des mauvaises nouvelles. Il y a des semaines où je ne dois annoncer aucune mauvaise nouvelle, mais d’autres où je dois en annoncer lors de plus de la moitié de mes ­consultations. Ces semaines-là, les fins de journée sont très éprouvantes. À partir du moment où une situation devient très tangible, il devient plus difficile pour moi, en tant que médecin, de maintenir une distance émotionnelle. Un exemple: lorsque j’étais assistant, je me suis occupé d’un patient de mon âge. Cet homme était le père d’un jeune enfant ­lorsqu’on lui a annoncé qu’il ne lui restait que quelques jours à vivre, après quoi sa petite amie et lui se sont mariés à l’hôpital parce que ­c’était sa dernière volonté. Ce sont des histoires qui, peu importe la façon dont on les tourne et les retourne, vous collent à la peau. Plus vous ­recevez quelqu’un qui vous ressemble d’une manière ou d’une autre, plus vous commencez inévitablement à penser à votre propre situation, mais un patient ne sera pas aidé par un médecin qui se laisse emporter par ses émotions. À mon sens, les ­patients bénéficient davantage de la présence d’un médecin empathique qui examine la situation avec ­objectivité et une certaine distance, tout en évaluant les meilleures ­options adaptées aux circonstances.

Plus une personne vous ressemble, plus vous commencez inconsciemment à réfléchir à votre propre situation.

Cependant, je serais malhonnête si je prétendais ne jamais ramener ­certaines histoires à la maison, ce qui se traduit par des nuits de ­sommeil parfois perturbées. Ma ­quête de la meilleure approche ­demeure ­constante, mais en tant qu’oncologue, l’inverse me semblerait bizarre. Heureusement, mon travail ne se limite pas à des aspects ­sombres, et les échanges portant sur de bonnes nouvelles sont bien plus fréquents, même si les situations difficiles constituent une part ­significative de notre quotidien et exercent une pression mentale ­considérable. Ces discussions ­contribuent à nous maintenir les pieds sur terre. Car malgré les ­avancées médicales qui permettent aujourd’hui d’accomplir des ­prouesses bien plus importantes, il est parfois facile d’oublier, au milieu de ces progrès technologiques et réussites, qu’il subsiste des patients que l’on ne peut malheureusement pas aider pour toujours. »

Emma, 23 ans, est assistante policière aux victimes dans une zone de police.

Emma « Depuis 2021, je travaille en tant que civile dans la police, en tant qu’assistante dans le service local de recherche, et en tant qu’agent d’accueil. C’est un travail intéressant, mais j’avais besoin d’un défi en plus et je l’ai trouvé dans l’assistance aux victimes. Je me considère comme une personne empathique et capable de transmettre un message de ­manière professionnelle et correcte, mais avant de prendre la décision ­finale, j’ai d’abord accompagné un certain nombre de mes collègues ­travaillant au service d’assistance ­policière aux victimes. C’est ainsi que j’ai pu observer comment ils faisaient la différence, comment ils aidaient une personne dans l’œil du cyclone et faisaient en sorte qu’elle se sente à l’aise avec eux – en dépit de la ­situation désastreuse.

J’ai donc ­décidé de suivre une formation ­interne pour occuper cette fonction au sein de la police. La plupart des gens ne savent pas à quoi correspond mon job. D’une part, nous ­arrêtons les personnes impliquées dans des accidents de la route et aidons les victimes de délits mineurs et majeurs, mais nous nous occupons également des enfants et des jeunes en situation de détresse parentale. Même lorsque les personnes se présentent sur les lieux ou dans notre commissariat, nous essayons toujours d’offrir l’aide appropriée et nous avons toujours une oreille attentive si elles ont besoin d’une discussion. Mais à part ça, je suis aussi la personne que vous ne voulez en aucun cas voir sonner à votre porte la nuit, parce que je suis celle qui informe les familles qu’un de leur proche est décédé à la suite d’un accident mortel, celle qui les informe que leur enfant, parent, frère ou sœur ne rentrera malheureusement plus à la maison. Je suis toujours extrêmement nerveuse au moment où ­j’appuie sur la sonnette, parce que je suis consciente que quelques ­secondes plus tard, leur monde s’écroulera…

Une bombe à leur porte

Dans le cadre de notre permanence, nous sommes confrontés à ­différentes situations, allant de ­l’assistance aux familles et/ou amis à la suite d’un accident physique ou mortel ou à la suite d’un suicide. En moyenne, nos services sont ­appelés 3 fois par mois pour annoncer une mauvaise nouvelle. Communiquer un tel message est une responsabilité lourde de conséquences. Il n’y a pas de règle d’or, mais l’essentiel est de ne pas tourner autour du pot. Vous êtes ­comme sur le pas de la porte avec une bombe qu’il faut faire exploser au plus vite. C’est pourquoi nous ­arrivons sur les lieux le plus ­rapidement possible après avoir établi les faits. Avec les réseaux ­sociaux et la presse, de telles ­nouvelles se répandent comme une traînée de poudre et il faut ­s’assurer que la famille n’ait pas ­encore été prévenue personnel­lement.

Je suis toujours très nerveuse quand j’appuie sur la sonnette. Je sais que quelques secondes plus tard, leur monde s’écroulera…

Mes collègues et moi-même essayons toujours de prendre de l’avance, mais il arrive que nous soyons pris de court. J’essaye de ne pas emporter mon travail à la maison, mais la réalité est parfois différente. Je suis quelqu’un qui a besoin de se défouler et d’analyser les choses. Après chaque rapport, je vais voir mes collègues pour leur demander des conseils, mais aussi pour me décharger. C’est un travail difficile, mais aussi extrêmement gratifiant. Il m’arrive de croiser des personnes à qui j’ai, par le passé, dû annoncer une mauvaise nouvelle. Elles viennent alors spontanément me remercier d’avoir été là pour elles à ce moment-là. Personne n’a à me féliciter pour cela. Je ne fais que mon travail, mais cela me procure un sentiment de ­satisfaction, car cela signifie que j’ai transmis ce terrible message d’une manière chaleureuse et humaine.

Après chaque rapport, je frappe à la porte de mes collègues pour leur demander conseil pour la prochaine fois.

Ce travail m’apprend à relativiser. Je me retrouve confrontée à des ­situations qui m’amènent à voir ­certaines choses différemment. Par exemple, je demande toujours à mon copain de m’envoyer un message lorsqu’il est arrivé à destination sain et sauf. Je trouve que je suis devenue plus prudente à cause de tout ce que j’entends et vois. J’aurais ­probablement du mal à y croire moi-même si un jour un de mes ­collègues se présentait à ma porte avec une mauvaise nouvelle. C’est mon plus grand cauchemar, car vous savez que ce ne sera pas pour papoter. Mais si cela devait arriver, je sais que je serai entre de bonnes mains. »

Texte de Marijke Clabots, Justine Rossius et Ana Michelot.

Lire aussi:

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Nos Partenaires