Alors que l’on assiste depuis #MeToo à une véritable libération de la parole des victimes de violences sexuelles, celle-ci se heurte à des décisions de justice encore trop peu nombreuses. Dans son livre « Fautes de preuves », Marine Turchi, journaliste livre le fruit de ses investigations quant au fonctionnement du système judiciaire.
Notons d’emblée que Marine Turchi a enquêté sur le système législatif en France, mais ses conclusions n’en sont pas moins intéressantes pour la Belgique, quand on sait que 70 % des plaintes pour viol sont classées sans suite en Belgique.
Pour la rédaction de son livre enquête « Faute de preuves », cette journaliste à Médiapart, s’est entretenue avec des victimes de violences sexuelles, mais aussi des magistrats et des policiers pour comprendre comment se passaient réellement les investigations quant aux violences sexuelles, de la plainte à la décision de justice. Voire aussi, si les aprioris négatifs que beaucoup de victimes entretiennent, sont justifiés à l’égard de la réalité.
Les spécialistes (notamment Amnesty) estiment qu’à peu près 10 % des victimes de viol portent effectivement plainte. Un chiffre très bas qui s’explique par plusieurs éléments, comme l’état de sidération de la victime qui l’empêche de réaliser l’ampleur de l’agression et donc de porter plainte, l’amnésie traumatique, le sentiment de honte qui accompagne souvent les victimes, mais aussi le manque de confiance en la justice, perçue pour beaucoup comme une machine à broyer. Dans son livre, l’autrice se penche sur divers affaires : le point de départ de son investigation fut l’attitude d’Adèle Haenel face à la justice : l’actrice avait accusé en 2019 le réalisateur Christophe Ruggia d’attouchements et de harcèlement sexuel, et avait décidé dans un premier temps de ne pas porter plainte et de se confier aux journalistes, scandant « La justice nous ignore, on ignore la justice. » Une pensée largement partagée par d’autres victimes ou associations féministes, qui encouragent à outrepasser la justice et à faire le procès des harceleurs et violeurs dans un espace médiatique semblant parfois plus à même à considérer la parole des victimes et à la croire, surtout. Est-ce une bonne chose, lorsqu’on sait que cela permet à des criminels d’échapper leur peine ? La défiance elle-est justifiée ? Comment la justice réagit-elle face à ce manque de confiance ? Comment les policiers enregistrent-ils les plaintes ? Sont-ils formés ? Comment la justice classe-t-elle sans suite certains dossiers et d’autres non ? C’est à toutes ces questions qu’a tenté de répondre la journaliste avec son travail colossal et important, dont on a apprécié la diversité des points de vue qu’il renferme. On le constate : les magistrats, les policiers et autres professionnels du métier — certains en tous cas — s’interrogent sur ce système, sur le manque de moyens, sur l’absence de formation ou d’éducation aussi des acteurs de la justice.
Procès médiatique et défiance envers la justice
Ils s’autocritiquent mais dénoncent aussi parfois la place trop grande donnée aux médias et aux journalistes dans le traitement des affaires de violences sexuelles. Ce à quoi l’autrice rétorque : « Qu’aurait-on su des agissements du puissant producteur Harvey Weinstein sans le travail du New York Time et du New Yorker ? Ces enquêtes journalistiques, couronnées du prestigieux prix Pullitzer aux États-Unis, ont été parmi les plus influentes des dernières décennies. Elles ont fait bouger les lignes mondialement (…) elles ont propulsé à la une la problématique des violences sexuelles, jusqu’ici souvent reléguée à la rubrique ‘faits divers’ ».
Marine Turchi revient aussi sur d’autres affaires où des victimes broyées par le système judiciaire se sont retournées vers les médias pour que leur parole soit crue et entendue. Elle explique aussi en quoi média et justice ne sont pas opposés et peuvent même parfois travailler main dans la main, certains policiers reconnaissant eux aussi que les médias peuvent leur apporter des témoignages, mais aussi conscientiser des magistrats à certaines notions psychologiques propres au mécanisme de protection suite à un viol, auxquelles ils n’ont pas spécifiquement été formés.
Les révélations de la presse ont une autre vertu, selon les associations et militantes féministes : par leur fort retentissement, elles participent à élever le niveau de conscience et d’exigence de toute la société
écrit la journaliste, page 77. « Certains mots, certains raisonnements, certaines confidences n’auraient pas existé il y a encore quelques mois. Des agresseurs prennent eux-mêmes conscience de leur comportement en lisant ces articles. » Ou encore, comme elle l’explique : « c’est l’article qui permettra à l’institutrice d’avoir le réflexe de conduire la petite chez l’infirmière ». Si l’on reconnaît aisément l’importance d’un relai journalistique, il devrait en être de même pour le travail de la justice. Mais ici le bas blesse : de nombreuses victimes préfèrent largement partager leur récit à un journaliste ou dans un livre plutôt qu’à un bureau de policier spécialisé. Une situation alarmante, qui démontre l’échec d’une justice censée protéger ses citoyens.
Une justice à deux vitesses
Force est de constater que parfois — à tort ou à raison — la justice abîme. Prises dans le manège des procès et des appels, de présumées victimes sortent lessivées. C’est notamment le cas de Sand Van Roy, qui a accusé le réalisateur Luc Besson de violences sexuelles et de viol et dont l’affaire est détaillée dans le livre. « Cette affaire révèle combien la parole d’une plaignante est fragile : la moindre confusion et contradiction pourtant courantes — est traquée, chaque détail de sa vie et de son intimité est scruté. » écrit Marine Turchi. En effet, en portant plainte, la plaignante se voit contrainte de se souvenir et de raconter plusieurs fois son récit, sans jamais se tromper, sans jamais confondre, ce qui est pourtant plus que probable en situation de choc post-traumatique dont l’un des symptômes est …la confusion. À l’inverse, le mis en cause peut quant à lui faire usage de son droit au silence dès sa première audition, ce qui démontre une situation inégale.
Comment étiez-vous habillée ce soir-là ?
Autre fait en défaveur de la justice : l’accueil accordé aux victimes lorsqu’elles déposent leur plainte. En avril 2018, le mouvement #PayeTaPlainte avait rassemblé plusieurs expériences de dépôt de plainte pour violences sexuelles ou sexistes. Les récits étaient déprimants : « Victime d’une agression sexuelle. La policière me demandant comment j’étais habillée. Je demande pourquoi. Réponse : “Parce que vous n’êtes pas aguichante, alors je ne comprends pas qu’il ait fait ça sur vous.”
Lors d’un dépôt de plainte pour agression sexuelle de la part d’un collègue, le policier m’a dit : « Bah quoi vous n’allez pas gâcher sa vie pour ça»».
Dans 91% des cas, les témoignages reçus racontent une mauvaise prise en charge. Parfois catastrophique. » 60% des témoignages révèlent également que les forces de l’ordre ont refusé ou découragé la victime de porter plainte. Dans 53% des cas, la plainte a été remise en cause et dans 42% des cas, la victime a été culpabilisée.
Lire aussi: #PAYETAPLAINTE: 90% des victimes de violences sexuelles ont été mal reçues en portant plainte
Si les choses ont évolué depuis ce mouvement — certaines sections reçoivent désormais des formations par exemple —, certaines idées reçues sur les violences sexuelles ont la peau dure et l’idée même qu’on puisse les culpabiliser empêche de nombreuses femmes de porter plainte. À raison : en 2019 encore, ainsi que relater dans le livre, on retrouvait des procès verbaux ahurissants notamment dans une affaire où l’accusé avait reconnu que la plaignante lui avait « dit non » et qu’il avait « insisté deux ou trois fois ». L’officier avait alors conclu que l’enquête n’avait pas démontré qu’il avait pu « percevoir le refus d’une relation sexuelle ». Autre exemple ; en 2016, une femme marocaine et précaire dénonce des viols à répétition que lui ferait subir son chef — dont 24 fellations. L’agence de police la questionne alors : Pourquoi ne venir que maintenant pour déposer plainte ? Pour vous, votre emploi vaut le fait de vous faire violer ainsi sans rien faire ? Pourquoi s’acharnait-il sur vous et pas sur une autre collègue féminine ? Et j’en passe. On peut déjà facilement s’imaginer l’effet dévastateur de tels interrogatoires sur les victimes. Pourtant, ainsi que le souligne justement le livre, certaines questions difficiles à entendre et souvent décriées comme relevant d’une culture du viol telles que « Comment étiez-vous vêtue? », « Quelle est votre vie sentimentale et sexuelle? », « Consommez-vous des drogues ou de l’alcool ? » etc, ont parfois une importance primordiale pour le bien de l’enquête, notamment pour anticiper les questions de l’avocat de la défense, qui risqueraient de porter préjudice à la plaignante. Ces questions évitent des surprises brutales lors du procès.
Savoir comment était habillée la victime au moment des faits permet par exemple de l’identifier sur des images issues de la vidéosurveillance, de vérifier certains témoignages ou bien de reconnaître des vêtements retrouvés et rechercher d’éventuelles traces, explique la capitaine Katie Steel.
Marine Turchi – Faute de preuves
Cela étant dit, les policiers sont de plus en plus formés à poser les questions différemment en évitant le pourquoi. Ainsi, « Pourquoi vous n’avez pas parlé avant ? » deviendrait « Qu’est-ce qui fait qu’aujourd’hui, vous pouvez en parler ? » D’autres moyens sont mis en place pour recueillir la parole des plaignantes de la meilleure manière possible, notamment en utilisant un modèle de PV. Mais globalement, ainsi que le détaille l’enquête, la pratique est plus complexe et il n’y a pas de réelle direction d’enquête par les parquets. Ce qui mène bien souvent à des dossiers classés sans suite.
Avec cette enquête, à lire absolument, Marine Turchi éclaire bien des points mis en lumière ces dernières années. Elle n’excuse ni ne justifie le manque de réponses judiciaires et policières aux violences sexuelles, mais elle donne des explications, conscientise quant aux limites et obstacles rencontrés par la justice, pour nous donner une image le plus juste possible d’une réalité bien plus complexe qu’elle en a l’air et qui constitue l’un des défis des prochaines années.
Faute de preuves. Enquête sur la justice face aux révélations #MeToo, de Marine Turchi, éd. Du Seuil, 22 €.
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