Théorisée par l’universitaire queer et noire américaine Moya Bailey, la misogynoire est une forme de misogynie visant spécifiquement les femmes noires, croisement étouffant des oppressions sexistes et coloristes. Une double peine qui est le quotidien de nombreuses femmes de couleurs, ainsi que les témoignages recueillis pour ce reportage le démontrent.
C’est en 2010, dans un essai intitulé “They aren’t talking about me...”, que la chercheuse et militante féministe américaine Moya Bailey a rendu public le terme misogynoire (rédigé sans le “e” final dans la langue de Shakespeare), qu’elle avait développé lors de ses études deux ans plus tôt. Pensé pour décrire de manière immédiate “la haine particulière à laquelle sont confrontées les femmes noires”, le terme évoque la rencontre destructrice de deux forces d’oppression auxquelles doivent faire face les femmes de couleur.
Il ne s’agit pas seulement du racisme auquel les femmes noires sont confrontées, ni de la misogynie à laquelle elles doivent faire face, mais bien de la synergie unique qui se produit quand deux forces d’oppression se rencontrent et forment ensemble quelque chose de plus destructeur encore”.
C’est le stéréotype usé et injuste de la “angry black girl”, l’hypersexualisation de la femme noire comme une “panthère” dont on objectifie le corps, la peau et la “crinière”, mais aussi, ainsi que l’explique Moya Bailey, “pourquoi Renisha McBride a été touchée par balle au visage, pourquoi Lavene Cox ou Lupita Nyong’o ont été mises de côté dans la liste des personnalités du TIME, le trolling des femmes noires avec des hashtags haineux sur Twitter et des images prétendument drôles sur Instagram ou encore la manière dont on parle d’elles dans la musique”. Pour Samantha Kantengwa, une barmaid de 32 ans “de nationalité belge, d’origine rwandaise-congolaise et Liégeoise de cœur”, cela va être ces collègues ou mêmes clients qui l’interpellent de “femme africaine en colère, sauvons-nous”, suivi du classique “on ne peut plus rien dire”, sans oublier une certaine forme d’objectification. “On va plus vite m’approcher et m’aborder de manière plus frontale voire même plus tactile. Main sur la taille ou sur les fesses, et remarques style ‘vous les africaines vous êtes plus axées sur le sexe’ ou ‘j’ai jamais essayé une noire’, sans oublier la fascination pour les femmes de couleur de certains “négrophiles” comme on les appelle en riant”.
C’est comme si pour eux, la femme noire était différente des autres femmes, que ce soit physiquement ou dans ses besoins sexuels et émotionnels”.
Une attitude tout sauf anodine pour celles qui doivent y faire face: “les remarque misogynes blessent, mais lorsque je sais que mes origines ethniques peuvent remettre en cause mes compétences ou mes capacités dans le chef de personnes ayant des idées préconçues et machistes, c’est se faire frapper deux fois au lieu d’une. Et je suis convaincue que la misogynoire peut créer des dommages sociaux et psychologiques si ces attaques sont récurrentes”.
Misogynoire, entre machisme et racisme
Pour Shana Lya, la Belgo-togolaise de 24 ans qui se cache derrière le compte Astrolya, où elle permet à ses plus de 195 000 abonnés de se (re)découvrir grâce aux astres, les remarques ont commencé dès l’adolescence. “Les garçons qui me draguaient venaient vers moi parce qu’ils disaient que « j’étais exotique » et que je devais sûrement être « plus bonne au lit » et « plus sauvage » qu’une fille sans les courbes du Sud. Cela m’a rendue très mal dans ma peau. J’ai eu du mal à faire confiance aux hommes et à me laisser aller au flirt à cause de tout ça… Je me sentais comme une bête de foire, un objet qu’on veut toucher, mais qu’on ne veut pas forcément présenter à ses parents… Car, oui, même dans les années 2010, c’était tabou de montrer à maman et papa qu’on sortait avec une fille noire. Sans parler de la fixette qu’on faisait sur mes cheveux. Je les lissais quotidiennement pour ne pas avoir des mains baladeuses dedans et me sentir presque « normale ». Le nombre de fois que j’ai eu des inconnus en rue qui venaient vers moi, juste pour toucher mes cheveux. L’effet est le même que si un parfait inconnu vient nous toucher les fesses… Je n’ai jamais compris ce comportement. Et je n’ai jamais eu droit à des excuses non plus”.
Pour moi, la misogynoire, c’est le fait d’allier machisme et racisme. Je dis toujours qu’être une femme noire, c’est avoir la double peine. On va oser m’attaquer et me discriminer plus facilement parce que je suis une femme et plus encore parce que je suis noire”.
Une attitude que la jeune femme explique en un mot: domination.
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“Il y a ce truc, qui reste chez certains hommes, c’est le sentiment de domination. Et notamment envers une femme noire, qui il n’y a pas si longtemps encore, était perçue comme une esclave, comme une servante et rien d’autre. Avec des amies, pour rire on appelle ça l’instinct colonisateur. Mais en vrai, c’est terrifiant quand tu es seule, dans la rue le soir et qu’un gars se retourne pour gueuler en rue « quel cul de black » !”.
Un constat que partage Anouk, coloriste et jeune maman de 31 ans, même si pour elle, le problème va plus loin qu’une “simple” question de domination.
Une identité imposée
“La question est très complexe, donc la réponse peut être très large. En 2020, on tend vers une évolution positive face à ce problème mais on n’y est pas encore. Beaucoup ne se rendent toujours pas compte de la frustration que peuvent avoir celles qui la vivent, aussi bien de la part d’hommes blancs que d’hommes noirs. La mysogynoire impose une identité à la femme noire qui ne lui correspond pas toujours”. Une identité dans laquelle il est d’autant plus difficile de se reconnaître qu’elle est le plus souvent à double tranchant.
En tant que petite fille noire, notre éducation, notre culture ou notre religion nous impose une certaine infériorité face à l’homme. En tant que (jeune) femme, c’est différent, l’identité de la femme noire forte face à toute situation prend le relais et, là, un autre problème s’installe, je trouve. Celui de s’obliger à toujours paraître forte, voire insensible alors qu’on ne l’est pas: cela crée une pression énorme”.
Et de dénoncer la pression de siècles d’histoire oppressante qui s’ajoute à celle-ci, entre hypersexualisation et objectification de la femme noire héritée de la colonisation et de l’esclavage, perpétuée par l’esthétique rap, et mêlée au stéréotype de la “angry black girl”, la femme noire en colère, une colère qui pour Anouk, ne serait rien de plus qu’un mécanisme de défense “hérité depuis la nuit de temps”.
De son côté, Joelle Mudiay, une étudiante en décoration d’intérieur de 21 ans, raconte le calvaire vécu il y a deux ans quand, seule personne noire de sa classe, elle est prise à parti par certains professeurs qui n’hésitent pas à commenter publiquement son intelligence ou sa prétendue lenteur à apprendre. “J’étais à l’internat donc j’ai aussi eu droit à des allusions sur le fait que j’allais devenir femme de ménage ou serveuse, mais toujours sur le ton de la “rigolade” bien sûr”.
C’est ça la misogynoire: déjà en tant que femmes on nous prend beaucoup moins aux sérieux que les hommes, mais quand on ajoute le fait d’être noire dans un pays européen c’est encore pire”.
“Toutes les femmes subissent de la misogynie, mais dès qu’on est une femme de couleur, les paroles sont beaucoup plus violentes et dégradantes” accuse encore Joelle, qui confie ne pas aimer la confrontation et laisser glisser les remarques la plupart du temps. Shana, elle, refuse de se laisser faire, et rit (jaune) des réactions que ça a pu susciter par le passé. “Ado, certains garçons de ma bande de potes avaient peur de me mettre en colère, comme si je risquais d’attraper un bâton pour les poursuivre et les frapper à sang avec. Soi-disant parce que ce sont des choses qui, je cite, ‘se font dans les bleds africains'”. Pour elle, cela ne fait pas un pli, “on traite les femmes d’hystériques pour discréditer leurs faits et gestes, à commencer par leur colère tout à fait justifiée envers certains comportements honteux des hommes”. Car la misogynoire semble malheureusement avoir encore de beaux jours devant elle s’il faut en croire la couverture du meurtre de Breonna Taylor par la police américaine ou de l’élection de Kamala Harris au poste de 1e Vice-Présidente des Etats-Unis. Un status quo que de plus en plus de femmes refusent heureusement d’accepter, à l’image de Mwanamke, le 1er collectif afroféministe belge, qui lutte pour l’autodétermination des femmes noires dans leurs communautés mais aussi dans la société occidentale. Leur credo? Envisager l’afroféminisme “non pas comme une transposition du féminisme occidental aux réalités des femmes noires, mais comme un féminisme adapté aux vécus, aux caractéristiques et aux spécificités de celles-ci”. Un afroféminisme revendiqué comme décolonial, pour enfin affranchir les femmes de couleur des stéréotypes.
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