À COEUR OUVERT: ““Mon père a voulu me déshériter””
Emilie, 34 ans, a perdu sa maman à l’âge de 23 ans. C’est aussi à cet âge que son père l’a attaqué en justice pour tenter de la déshériter. À peine entrée dans l’âge adulte, elle a dû faire le deuil de ses deux parents, tout en se lançant dans un procès qui aura duré dix ans. Elle nous raconte.
« Je suis née en Belgique, dans une famille tout ce qui a de plus normal. Quand j’étais en primaire, on a déménagé en France. J’avais sept ans lorsqu’on a diagnostiqué à ma mère un cancer du côlon. Son pronostic vital était assez engagé et les médecins nous ont dit que ça allait être compliqué. J’ai mal vécu cette période, car à côté de la maladie de ma maman, j’avais un père qui n’avait pas du tout eu l’habitude de s’occuper de moi. Il ne savait pas à quelle heure me conduire à l’école, n’avait aucune idée de ce que je mangeais le matin… Je n’avais pas de lien particulier avec lui. Nos rapports étaient cordiaux, mais sans plus. Ma mère étant à l’hôpital, j’ai dû lui expliquer comment s’occuper de moi. Je me suis retrouvée face à des responsabilités qui n’étaient pas celles qu’une enfant de sept ans doit porter. Finalement, les soins se sont mieux passés que prévu, et contre toutes attentes, ma maman a pu rentrer à la maison. On a repris notre vie avec un nouveau membre dans la famille: le cancer. Ma maman n’était pas en mesure de m’aider pour les devoirs, par exemple, donc je m’occupais beaucoup de moi-même. Pendant des années, sa santé a été en dents de scie. La maladie ne touche pas seulement la personne qui en souffre, mais aussi son entourage. Je me rappelle que, toute petite, je criais sur les gens qui la regardaient au supermarché, parce qu’elle n’avait plus de cheveux. “Qu’est-ce que tu as? Tu as un problème?” Tout ça du haut de mes huit ans.
Construire une nouvelle vie
Ma maman a ensuite fait une grosse rechute et a demandé pour qu’on revienne en Belgique. Quitte à mourir, elle voulait être auprès de sa famille. Elle a à nouveau combattu du mieux qu’elle le pouvait la maladie et nous avons vécu quelques années d’accalmie en Belgique. À mes 17 ans, je suis partie vivre ma vie d’adulte à Bruxelles: les premiers boulots, la rencontre avec mon mari… Et là, une mauvaise nouvelle est tombée, le cancer de ma maman s’était généralisé. On a su que c’était le début de la fin.
Mon père, qui était toujours marié à ma maman, a commencé à créer une autre vie sur un autre continent. Il y construit une maison… tout en sachant que ma maman ne la découvrira jamais.
Tout s’est accéléré. Un jour, les médecins m’ont appelée pour me dire de venir à l’hôpital, car ce n’était plus qu’une question d’heures ou de jour. Mon père était alors dans sa nouvelle maison et a tout bonnement refusé de rentrer plus tôt. “J’ai déjà acheté mes billets de retour, je ne vais pas les changer”, a-t-il osé nous dire. Heureusement, elle a tenu le coup et fini par décéder deux jours après son retour. Mon père m’a alors proposé de partir voir sa maison à l’étranger. Mais j’ai refusé, ça me paraissait absurde, j’étais en deuil. Je venais de perdre mon pilier, j’avais 23 ans, ma vie s’effondrait. Mon père était furieux… Les semaines ont passé et j’ai commencé doucement à penser à la suite. Je me suis dit qu’il serait peut-être temps d’entamer une relation avec mon père, car c’était mon seul parent restant. Mais je restais perturbée par sa deuxième vie. J’ai commencé à me poser des questions, car il m’en posait beaucoup sur la succession. Quant à moi, quand je demandais ce que ma maman m’avait léguée, je ne recevais aucune réponse. Dans leur contrat de mariage, il était stipulé qu’une partie de l’héritage me serait directement reversée à sa mort. À côté de ça, on a commencé à se voir une fois par semaine, on allait manger au restaurant. C’était relativement sympathique et je me disais que c’est dommage qu’il ait fallu 23 ans avant d’apprendre à connaître mon père.
Mon père m’attaque en justice
Un jour, comme tous les jours, je me suis rendue à ma boîte aux lettres. J’avais reçu un courrier d’avocat. Mon père m’attaquait en justice. Il voulait faire en sorte de me déshériter de manière officielle. Son argument principal? Il avait davantage travaillé que ma mère. L’argent de maman devait donc lui revenir exclusivement. J’étais furieuse. J’ai réalisé avec ce courrier que cet homme n’a jamais été vraiment un père pour moi. Deux choix s’offraient à moi. Soit je prenais un avocat et j’attaquais dans l’autre sens, perdant en trois mois mes deux parents. Soit je laissais courir, je laissais mon héritage et je conservais mon semblant de relation avec ce père que je n’appelle même pas papa.
J’ai décidé de m’engager dans un long combat qui — je ne le savais pas encore — allait durer dix ans.
Pendant ces années, tout s’est passé par courriers interposés entre avocats. Je n’avais pas de contact direct avec mon père. Un jour, je lui ai tout de même envoyé un SMS, espérant encore qu’il ait de la compassion pour sa fille, lui disant qu’il pourrait m’écrire une lettre. Je n’ai jamais reçu de réponse. Je ne savais pas qu’on devenait orpheline aussi pour des histoires d’argent.
Ce qui était aussi très difficile à gérer, c’est qu’à 23 ans, ce n’est pas le genre de sujet dont on parle entre potes. Ce n’est pas commun de devoir refuser des sorties entre amis, pour cause de rendez-vous avec son avocat… Ça m’a beaucoup perturbée de me sentir tant en décalage avec ceux de mon âge. Au repas de famille, je m’assieds d’ailleurs maintenant à la table de mes oncles et tantes et non pas avec mes cousins. J’avais l’âge de sortir, de m’épanouir… et je devais tenter de comprendre seule le jargon juridique. Il m’arrivait de demander à mon avocat de me traduire certains documents en utilisant des mots que je pouvais comprendre. Il pouvait tout m’expliquer… mais c’était 200 euros de l’heure. C’était parfois décourageant de devoir décrypter, comprendre, donner des décisions. Ça m’a épuisée moralement et j’ai voulu abandonner à certains moments. Il m’arrivait aussi d’avoir des pensées sombres, mais heureusement, je suis toujours là aujourd’hui. Entre deux courriers d’avocat, il pouvait parfois se passer quelques mois. Il m’arrivait alors d’occulter totalement cette histoire, comme par instinct de survie. Je me suis sentie extrêmement seule dans cette histoire et c’est la raison pour laquelle je souhaitais témoigner dans Flair. À cet âge-là, j’achetais le magazine chaque semaine et je rêvais d’y lire des témoignages dans lesquels je reconnaîtrais mon expérience. Mais malheureusement, on parle rarement de succession et encore moins d’histoires de père qui tentent de déshériter sa fille. Alors, je me suis promis qu’une fois justice rendue, j’y livrerais mon récit.
En finir avec la culpabilité
J’ai aussi dû me battre avec un sentiment de culpabilité très fort. Je me demandais ce que j’avais fait pour mériter ça. Je me disais que j’avais pourtant été une chouette enfant. Mais si j’ai bien retenu quelque chose de cette histoire, c’est qu’il ne faut pas se remettre en question. Vous n’êtes pas coupable, certaines personnes préfèrent juste l’argent que l’amour. Et certains parents, qui n’ont pas reçu d’amour étant enfants, ne parviennent pas à en donner. Au premier procès, j’ai appris que mon père s’était marié six mois après le décès de ma maman. C’est aussi à ce premier procès que je me suis levée et que j’ai dit au juge, des sanglots dans la voix: “Quel père pourrait faire ça à sa propre fille.” Mon père n’a même pas osé me regarder dans les yeux. Il ne m’a même pas regardé une seule seconde ce jour-là.
Après sept ans de procès, j’ai fini par gagner. Je ne savais pas que c’était possible, mais il a fait appel. Dans cette histoire, l’argent m’importait peu. Je n’ai jamais compté sur les autres financièrement. Mais je me suis battue pour remettre l’église au milieu du village. Je ne voulais pas que mon père vole des choses qui ne lui appartiennent pas. D’autant que cet argent, c’était aussi l’argent de mes grands-parents décédés, les parents de ma mère. Tout pile dix ans après le décès de ma mère, il y a quelques mois d’ici, j’ai reçu la délibération finale. J’ai gagné. Bizarrement, je n’ai pas ressenti grand-chose. Ni soulagement, ni colère, ni satisfaction. J’ai fait une dépression suite à cette décision. Je me retrouvais, certes, avec un héritage, mais orpheline. Maintenant, j’essaye d’avancer et de me lancer dans des projets plus positifs. C’est comme si une page se tournait et que je pouvais enfin commencer le deuil du décès de ma maman. Car je venais à peine d’enterrer ma maman quand j’ai commencé à recevoir des courriers d’avocat tous les trois mois, qui parlaient d’elle comme si elle était encore vivante. Ce procès à tout mis en pause pendant des années. Et tout me revient aujourd’hui dans la figure. C’est maintenant que je peux vraiment la pleurer. Mais je sens qu’une page se tourne. Je suis fière de moi, fière de ne rien avoir lâché. Fière de pouvoir commencer mon autre vie. C’est ma plus grande réussite! »
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