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Amnésie
© Getty Images

À COEUR OUVERT: ““J’ai été violée par mon père et j’ai fait une amnésie de 40 ans””

Justine Rossius
Justine Rossius Journaliste

Helena, 51 ans, a fait une amnésie traumatique de plus de 40 ans, oubliant avoir été violée par son père durant son enfance. Elle nous raconte cette impression étrange qui l’a habitée durant ces longues années où ses souvenirs étaient enfouis... Et la levée d’amnésie, vécue comme une véritable déflagration intérieure.

«Je suis née à Lubumbashi, en République Démocratique du Congo. J’avais une sœur aînée et 2 frères.  J’étais une enfant très réservée et renfermée sur elle-même. Je voyais peu mes amis en dehors de l’école et j’avais toujours besoin que ma maman — une mère douce et aimante — soit à mes côtés. Lorsque j’étais invitée à des goûters d’anniversaire, je m’inventais des maladies pour ne pas devoir y participer. On disait de moi que j’avais un mauvais caractère, que je râlais et piquais souvent des colères. J’étais une fillette craintive : il n’y avait que seule ou auprès de ma mère que je me sentais en sécurité. J’avais aussi peu confiance en moi et une impression constante de ne pas être à la hauteur. Mes rapports avec mon père biologique  — que j’appelle mon géniteur — n’ont jamais été épanouissants. C’était un homme très peu intéressé par ses enfants, il était souvent absent, ne jouait jamais avec nous.

J’ai eu très peu de souvenirs de ma petite enfance. Un souvenir ne m’a jamais quittée par contre : je me revois, fillette, me donner des coups dans le ventre et m’enfoncer des cintres dans les parties intimes, par peur d’être enceinte.

J’avais à peine 7 ans. Je me souviens aussi que j’envoyais mon frère — que j’adore pourtant ! — dormir sous le bureau de la chambre, parce que je ne supportais pas de m’endormir trop proche d’un garçon. J’avais aussi pas mal de tocs : je me lavais les mains plus de 30 fois par jour par exemple. Lorsque j’ai eu 10 ans, ma mère a quitté mon géniteur et a rencontré son second mari, que je considère comme mon père. J’ai fini par vivre avec eux et mes tocs se sont soudain arrêtés pour la plupart.

L’impression de ne pas vivre sa vie

J’ai quitté l’Afrique à 18 ans, pour suivre des études de Droits à Liège. J’ai ensuite travaillé à Bruxelles. Après une relation compliquée de plusieurs années, j’ai rencontré le père de mon fils : un homme intelligent, doux et bienveillant, mais nous nous sommes séparés un an après la naissance de notre enfant. Mes relations amoureuses ont toujours été chaotiques. Je me détache très vite. Dès que je me sens trop proche d’un homme, une sensation d’oppression m’envahit et je ressens le besoin de m’isoler et de prendre mes distances. Tout comme lorsque j’étais enfant, il n’y a que seule que je me sens en sécurité émotionnelle. Avec mon fils, j’ai longtemps été une mère extrêmement anxieuse. J’ai dû entreprendre un gros travail sur moi-même pour qu’il puisse s’épanouir sans subir mon anxiété. J’avais cette impression d’être la seule personne au monde qui puisse faire en sorte qu’il soit en sécurité…

Pendant toute ma vie, j’ai souvent eu cette impression bizarre d’être en dehors de mon corps. Comme si je me voyais en action, mais que je regardais la scène vue d’en haut.

J’avais aussi beaucoup de mal à vivre dans l’instant présent, à m’émouvoir de la beauté autour de moi, même lorsque je me trouvais en vacances dans des lieux exceptionnels. En fait, je n’arrivais pas à ressentir de la joie. Je ne pleurais jamais non plus. J’ai toujours voulu montrer l’image d’une femme forte. Ces sensations étranges m’ont amenée à voir des psychologues dès l’âge de 25 ans. Je voulais comprendre cette anxiété généralisée, cette impression de ne pas trouver ma place. Je me doutais bien qu’il s’était passé quelque chose dans mon enfance, mais je ne savais ni quoi, ni qui, ni comment. J’ai beaucoup cherché, mais ma mémoire était verrouillée à triple tour… À côté de ça, j’ai subi des douleurs diffuses dans tout le corps, beaucoup de maux de ventre, des crises d’angoisse… On m’a diagnostiqué une fibromyalgie à l’âge adulte. Les médecins m’ont d’ailleurs expliqué que beaucoup de victimes de cette maladie ont subi des violences sexuelles durant l’enfance. J’ai aussi toujours eu de gros soucis de sommeil : je ne sais pas m’endormir sans somnifère et je dors depuis au moins 30 ans avec des boules Quies. Comme si j’avais besoin de ne rien voir ni rien entendre, de me protéger de quelques agressions que ce soit.

Des souvenirs d’une violence inouïe

Un jour, il y a quelques années, j’ai regardé un film sur l’histoire de Flavie Flament (l’animatrice a été violée par le photographe David Hamilton alors qu’elle était enfant, ndlr). Ce fut un choc : je me suis effondrée. Les sanglots me coupaient la respiration ... J’avais l’impression d’être à la place de cette fillette. J’ai appelé ma sœur pour lui expliquer que j’avais l’impression d’avoir vécu des choses similaires enfant. Elle a tenté de me rassurer, mais je pense qu’elle était elle-même sous le choc et ébranlée par ce que je venais de lui dire. J’ai encore voulu comprendre, en vain… Ma thérapeute m’a conseillé d’arrêter de chercher des réponses. Elle m’a dit que les souvenirs réapparaîtraient peut-être un jour… ou peut-être jamais. J’ai réussi à lâcher prise, mais il semble que la quête ait continué son chemin dans mon inconscient. Quelques années plus tard, en 2022, je suis partie en vacances, dans un petit village d’Espagne où je me rends souvent. Un endroit magique où je me sens particulièrement bien. Dès que j’arrive là-bas, c’est comme si j’étais déchargée d’un poids énorme. Mais cette fois, à mon arrivée, je n’ai pas su quitter ma chambre pendant plusieurs jours. Je n’ai fait que dormir; j’étais dans un état d’épuisement immense, sans pouvoir l’expliquer. J’ai fini par me rendre à la pharmacie et je suis repartie avec des fortifiants qui m’ont permis d’enfin pouvoir profiter de mon séjour. À partir de là, tout s’est très bien passé. Jusqu’à la veille de mon départ. Je me trouvais, détendue, sur une plage, une famille d’Anglais pas très loin de moi. La petite fille s’est élancée vers la mer, sans ses brassards et son père lui a crié: ‘Stop now, come here!’ Et là, j’ai vécu une déflagration totale.

Les souvenirs me sont revenus avec une violence inouïe. Des scènes entières.

J’ai vu mon père fermer la porte de ma chambre derrière lui, sortir son sexe de son pantalon et me demander de l’embrasser en posant sa main sur ma tête. Très vite, d’autres souvenirs extrêmement douloureux sont revenus. Ce n’était pas des flashbacks: je vivais vraiment le moment de manière précise, par tous les pores de ma peau, avec les odeurs, les sensations physiques, les paroles, les douleurs… Lors d’une amnésie traumatique, le circuit de la mémoire se ferme complètement, le cerveau disjoncte pour se couper de la réalité. C’est le seul moyen de survivre car même un enfant de 5 ans pourrait subir un infarctus face à ce type d’événement. D’une certaine manière, c’était comme si je vivais ces viols pour la première fois. Je me suis mise à hurler. Je ne laissais personne s’approcher de moi, j’étais comme folle. On m’a finalement emmenée à l’hôpital en urgence où j’ai été prise en charge par un psychiatre, qui a tout de suite compris la situation. Je ne parvenais plus à parler, ma tension était à 19, je tremblais de tout mon corps. Ces levées d’amnésie sont des urgences médicales car le cerveau intègre pour la première fois le traumatisme et est capable de disjoncter de nouveau. Le risque de faire un infarctus de stress est réel.

Tout prend sens

Petit à petit, tous les comportements que j’avais pu avoir enfant et adulte ont pris sens ... J’ai compris pourquoi je détestais tant les fêtes d’anniversaire : il arrivait que ce soit mon père qui vienne me rechercher et qu’il abuse de moi dans la voiture. J’ai compris pourquoi j’entretenais une telle colère, pourquoi j’avais tant besoin d’être dans ma bulle et tellement de mal à m’attacher. J’ai compris les tocs, que j’avais enfant: cette façon de me laver compulsivement les mains car je me sentais sale. Je me suis rappelé de tout ce qu’il me disait : ‘Je t’aime tellement, tu es ma préférée, si tu en parles à maman, elle sera jalouse et tu ne pourras plus la voir’. Quand j’y pense, j’ai toujours vécu avec une peur bleue de perdre ma maman. Mon frère a été très choqué, attristé : il n’avait rien vu. Ma sœur ne se rappelle de rien, mais m’a dit avoir toujours eu la vague impression d’avoir été témoin de quelque chose. J’ai fini par en parler à ma maman. Ça a été une énorme souffrance pour elle et elle a beaucoup culpabilisé de ne rien avoir vu. Mais elle n’aurait pas pu le savoir, il choisissait ses moments. J’ai aussi pu en parler avec mon fils qui a aujourd’hui 22 ans, pour qu’il puisse comprendre pourquoi j’avais été si angoissée à son sujet. Aujourd’hui, j’ai des souvenirs qui me reviennent encore régulièrement, sans crier gare. Les images me hantent, mais j’apprends à les gérer. Étrangement, je suis très heureuse d’avoir retrouvé la mémoire. Je l’ai vécu comme une délivrance! J’avais presque 50 ans quand j’ai su ce que j’avais vécu et j’ai l’impression que ma vie a commencé à ce moment-là ...  J’ai enfin compris qui j’étais. Il me manquait cette pièce du puzzle pour pouvoir être entière et vivre ma vie pleinement.»

Retrouvez le témoignage d’Helena dans C’est pas si pire, le podcast d’Alexandra Dhooghe.

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