J’ai fait régime toute ma vie et ça m’a fait grossir
J’ai été “la grosse vache” de la cour de récré, la bonne copine qui ne devient jamais l’amoureuse, le canard boiteux de la salle de gym. J’ai grandi en construisant l’idée que la nourriture était ma pire ennemie. Mais j’ai réussi à m’en sortir.
Quand j’avais 6 ans, j’étais un petit rat de l’opéra. Je faisais plusieurs heures de danse par semaine. De la danse classique, moderne, dans mon petit tutu blanc. À l’époque, j’avais déjà remarqué que le corps des autres filles était différent du mien. Elles étaient si petites, si fines. Je n’étais pas mauvaise élève. Ma souplesse et ma grâce étaient remarquées par mes professeurs. Mais quand j’observais ces brindilles élancées, il était évident que je n’étais pas comme elles. Moi, j’avais un petit bidou, un début de poitrine. Je n’osais pas me déshabiller devant elles et je préférais demander à Mamy qu’on rentre tout de suite après le cours.
Plus je grandissais, moins je voulais rester près d’elles. J’arrivais, je dansais, je partais.
J’ai pris conscience que j’étais “grosse” quelques mois après la rentrée scolaire en première primaire. Il y avait ce garçon, Marc. Toutes les filles n’avaient d’yeux que pour lui. Marc était la cible de toutes. Certaines lui offraient des bonbons, d’autres l’invitaient à jouer aux billes chez elles après l’école. Moi, j’avais élaboré une stratégie beaucoup plus fine. Téméraire, je lui glissais des petits papiers avec des coeurs sur son bureau. Contre toute attente, c’est moi qu’il a choisie. J’avais le droit d’être son amoureuse et à 6 ans, j’étais prête à recevoir mon premier bisou sur la bouche. On s’était donné rendez-vous derrière le plus gros arbre de la cour pendant la récré. Tout le monde savait que c’était le moment tant attendu, lorgnant du coin de l’oeil ce qu’il se passait entre nous. Quand je me suis retrouvée face à ce petit blond aux grands yeux bleus, premier de classe, j’étais fière comme pas deux. Mais au moment d’échanger ledit baiser, Marc a hurlé devant tout le monde qu’il ne m’embrasserait pas parce que j’avais des grosses cuisses.
Le mot s’est répandu dans la cour. L’heure d’après, j’étais devenue “la grosse” de l’école. Quand on a 6 ans, ça sonne comme la fin du monde. Les six années qui ont suivi ont été capitales pour ma construction mentale. Alors que toutes mes amies avaient des amoureux, je restais la bonne copine qu’on choisit en dernier au cours de gym. C’était évident, grosse signifiait pas sportive. Ce seul mot m’a catégorisée à rester seule, mise à part.
J’ai développé un caractère très fort. Je me suis battue pour dépasser Marc et devenir première de classe. J’enchaînais les 98% et les prix de fin d’année. Je suivais des cours de théâtre, diction, piano, solfège, batterie. Ce n’était jamais assez. Mais à chaque fois que j’étais face à une fille normale, mon reflet me renvoyait cette certitude insupportable que j’étais grosse. Pourtant, quand je revois des photos de moi à cet âge-là, je me rends compte que j’étais simplement plus grande et plus potelée, rien de bien grave.
Mes parents, un peu démunis et sous les conseils de notre médecin traitant, ont accepté d’aller voir une diététicienne. Et c’est comme ça que j’ai commencé un régime à 6 ans. Alors que tous les élèves se régalaient de leur collation, j’avais droit à des biscuits allégés. Les chips m’étaient interdits, tous les gâteaux aussi. Aujourd’hui, je sais que cette diététicienne m’avait établi un programme équilibré, supprimant les crasses de mon alimentation. Mais quand on est enfant et qu’on vous apprend, si jeune, que le sucre et le gras sont vos pires ennemis, il est difficile d’avoir un rapport sain à la nourriture. Ce régime était beaucoup trop restrictif pour mon âge.
Ce suivi médical ne m’a jamais quittée. Durant toute mon enfance, j’ai enchaîné les rendez-vous avec des pauses de plusieurs mois par-ci par-là. Vous n’imaginez pas le nombre de yaourts 0% que j’ai ingurgités, les barres chocolat-orange sans sucre que j’ai englouties. Tout était sous contrôle. Sauf mon poids. Je grossissais à la vitesse de la lumière, sans problème de santé particulier. À 12 ans, j’avais des vergetures sur tout le corps. Elles ne m’ont jamais quittée. J’étais énorme. Et je ne voulais surtout pas arrêter les régimes. Ça aurait signé mon arrêt de mort.
Je n’osais pas manger devant les autres. Ils se seraient dit que c’est parce que je mange que je suis comme ça. Une fois que l’heure du repas avait sonné, je ne pensais qu’à remplir ce grand vide en me goinfrant. J’ai développé très inconsciemment une phobie de la nourriture, cette nourriture interdite qui était aussi devenue ma meilleure amie. Je mangeais des bonbons en cachette, j’adorais aller chez Mamy pour vider son armoire secrète. J’ai arrêté la danse aussi, parce que je ne pouvais plus rentrer dans ce si joli tutu blanc.
Mon poids était mon plus grand secret, ma plus grande honte. Il avait un impact sur toute ma vie: ma confiance en moi, mes vêtements toujours trop larges, parce qu’achetés au rayon Femmes, le regard des autres. C’était tellement difficile de passer au-dessus de tout ça. Mais je m’y obligeais.
Plus je vieillissais, plus mes régimes sont devenus restrictifs. Durant mon adolescence, comme collation, je n’avais plus droit qu’à un chewing-gum sans sucre et un Coca Light. J’utilisais l’argent donné par mes parents pour mon sandwich de midi pour acheter des Mars et des Snickers dans la machine. Je mangeais du Nutella à la cuillère dans ma chambre. J’avais des idées stupides mis en tête par les médecins: “un paquet de frites et c’est 10 jours de régime foutus”, “des féculents le soir, c’est 1 kg en plus le lendemain”. Chaque aliment gras ou sucré était associé au diable, à ma perte. Mais cette faim immense qui était en moi n’était comblée que lorsque le paquet de biscuit interdit était vide. Toute ma vie face au frigo n’a été que restrictions, combat, frustrations. J’ai développé de la culpabilité ingérable, une boulimie infinie. Et le pire, c’est que je n’en ai jamais parlé à personne.
J’ai réalisé que j’avais un problème quand j’ai commencé à vivre seule. J’avais un besoin d’empiler les stocks de nourriture, les boîtes de conserve. Je faisais des repas capables de nourrir tout le village. Cette peur de manquer, d’avoir faim était toujours présente. Paradoxalement, je me pesais 3 fois par jour. J’étais obsédée par tout ce qui touche de près ou de loin à l’idée d’être gros.
Mais avec la maturité, l’accès à l’information et les témoignages des autres, j’ai tout doucement compris que quelque chose n’allait pas dans ma tête. À cette époque, je pesais 105 kilos. Heureusement, je suis grande et ces dizaines de kilos en trop étaient répartis de façon harmonieuse.
Un beau jour, j’en ai eu marre de ces régimes et j’ai décidé de manger uniquement quand j’avais faim. Sans forcément tout contrôler. Et j’ai fondu. Je suis passée d’une taille 50 à une taille 44, parfois 42. Imaginez la victoire d’entrer sans forcer dans un jeans chez H&M. Ce même jeans qui me rappelait tous les jours de mon enfance que j’étais grosse.
Tout ce gras de malheur a disparu petit à petit. J’ai développé une attitude plus saine face à la bouffe. Je m’offrais une pizza de temps en temps, des frites le vendredi soir avec mes potes. Mais j’ai arrêté de combler un vide. La nourriture n’était plus mon réconfort, elle me donnait juste les forces dont j’avais besoin, pas plus. Cette période de changement ne s’est pas faite sans mal. C’est un combat quotidien auquel je fais encore face aujourd’hui. Je rencontre encore de grandes difficultés à m’offrir un pain au chocolat le dimanche matin sans me dire que toute ma carapace ne va pas réapparaître. Je me vexe à pleurer dès qu’on me fait une remarque sur ce que je mange. Je n’ose pas toujours dire que j’ai faim. Vous ne me verrez jamais manger un paquet de chips ou un bonbon dans les transports en commun. Je garde ce reflet disparu en moi, me voyant toujours énorme. On appelle ça la dysmorphie. Je commande des vêtements trop grands en ligne, je n’ose pas marquer ma silhouette par des robes moulantes. Mais je me sens plus en phase avec moi-même.
Si je vous livre mon témoignage aujourd’hui, c’est parce que je ne souhaite à personne de grandir dans la peur de manger. Quand un besoin vital devient une obsession, on ne vit pas normalement. J’ai l’impression qu’il est effectivement possible de grossir rien qu’en regardant un gâteau qu’on ne mangera jamais. Parce que d’une manière ou d’une autre, on comblera la frustration. N’ayez pas peur de réfléchir à vos comportements alimentaires et d’en parler à des personnes qualifiées. Apprendre à déguster, à savourer, à écouter mon corps a été salvateur. Je sais que cette sombre période de ma vie fera toujours partie de moi. Mes vergetures blanchies avec le temps me la rappellent tous les jours. Mais je n’ai plus honte de qui je suis. Je n’envie plus les corps parfaits et j’ai appris à aimer ma silhouette toute en formes. Je vais même vous dire que je me trouve jolie. C’est sans doute la plus belle des victoires de ma vie.
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