TÉMOIGNAGE: ““J’ai commencé à vraiment vivre pour la première fois ici, sur le front ukrainien””
Après plusieurs refus, Tatou Ania, 33 ans, réalise enfin son rêve, celui d’être soldate. Partie en Ukraine pour aider bénévolement la population, elle vient d’intégrer la Marine ukrainienne. Un accomplissement pour la Liégeoise amputée de la jambe à la naissance.
Tatou Ania n’est pas une femme comme les autres. Très loin de là. Et le sourire qu’elle arbore constamment ne laisse pas deviner que son arrivée au monde, il y a 33 ans, n’a pas été des plus simples. Premièrement, parce qu’elle a dû être amputée à la naissance. Deuxièmement, car ses parents l’ont abandonnée dans l’hôpital polonais où elle est née.
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Heureusement pour elle, Ania a été adoptée par une famille liégeoise au sein de laquelle elle a grandi en caressant le rêve d’un jour devenir militaire. Mais avant que celui-ci se réalise, la jeune femme s’est battue. D’abord contre son handicap, en relevant divers défis sportifs. Ensuite, pour les autres, en créant, avec deux amis, l’ASBL Ensemble Tatou, qui a permis de réhabiliter 3.000 maisons dans les régions sinistrées par les inondations de 2021. Mais la Liégeoise voyait plus grand, voulait en faire davantage pour autrui.
Ce sont mes économies personnelles que je donnais pour aider l’Ukraine.
Départ pour l’Ukraine
Au début du conflit russo-ukrainien, elle est partie avec un groupe venu de France et de Belgique en Ukraine, emportant avec elle un convoi de pas moins de cent tonnes de dons à destination de la population locale. “Ce fut un cri du cœur, de l’âme, un appel profond qui m’a bouleversé”, commente-t-elle. Ania est restée trois mois durant dans un camp pour réfugiés situé à la frontière entre la Pologne et l’Ukraine. “On vivait chez l’habitant, on dormait dans nos voitures ou dans la gare, aux côtés des réfugiés ukrainiens. Au début, c’était dans les mêmes conditions que les réfugiés, je ne pouvais et ne voulais pas m’offrir le luxe de dormir en auberge ou à l’hôtel, car financièrement, ce sont mes économies personnelles que je donnais pour aider l’Ukraine”, explique Ania. Aujourd’hui, elle vit dans des maisons prêtées par les habitants avec son bataillon composé de 25 personnes. Les conditions sont précaires, mais ce n’est pas important pour elle, car la jeune femme a désormais réalisé son rêve d’enfant. Elle est devenue soldate au sein de la Marine ukrainienne.
Après plusieurs refus, le rêve se réalise
“À six ans, je rêvais d’avions de chasse, et chaque soir, je dormais au sol, je m’entraînais chaque jour à prendre des douches froides, j’allais à l’école sous la pluie, le vent, la neige, à pied… Même si mes parents voulaient me conduire, je refusais”, se souvient la jeune femme. “Mon papa a grandi dans une famille militaire, mais je ne parlais pas trop de cette vocation qui bouillonnait en moi. Puis plus tard, vers 18 ans, j’ai voulu m’engager dans l’armée belge. Un lieutenant m’a d’abord acceptée, mais l’armée a fini par refuser ma candidature à cause de mon amputation congénitale. Ce fut une énorme déception qui m’a brisé le cœur”, ajoute Ania, qui a ensuite travaillé comme éducatrice dans divers centres pour enfants placés, ou encore pour personnes lourdement handicapées. En Ukraine, après un an de bénévolat, la trentenaire a tenté une nouvelle fois sa chance auprès de l’armée locale. Elle a essuyé un premier refus, mais n’a pas laissé tomber les bras, et a ensuite postulé comme pilote de drones au sein du bataillon 505 des Marines. “J’avais peur d’un refus, mais ça n’a pas été le cas”, poursuit Ania. “Je me suis retrouvée face au haut commandement en chef de la brigade et j’ai parlé de ma vie, de mon choix depuis enfant d’être soldat, de mon caractère et de ma volonté d’apprendre à faire voler les FPV (drones pourvus de caméras pour une retransmission en direct, ndlr). Et tout le monde a dit oui, malgré ma prothèse, malgré la barrière de la langue.”
C’est très dur de quitter mes parents et de ne pas savoir quand je les reverrai. Mais je le fais pour eux. Je ne veux pas que cette guerre arrive en Belgique.
Ania est toujours en apprentissage, mais lorsque celui-ci sera terminé, elle sera amenée à se rendre sur le front, face aux Russes, pour des missions de reconnaissance et de déploiement de drones destinés à détruire le matériel russe et à repousser l’ennemi. Durant les trois prochaines années, tel que stipulé dans son contrat, Ania se battra pour défendre les terres ukrainiennes que convoite la Russie. “Je peux décider d’arrêter au bout de six mois, mais c’est loin d’être ma volonté. J’irai jusqu’au bout”, assure Ania. “Et puis, je suis en couple depuis un an avec un artilleur de l’armée ukrainienne, et je souhaite rester auprès de lui jusqu’au bout et jusqu’à la victoire. Pour la suite des projets, on verra. Pour l’instant, on pense à notre survie au jour le jour.”
Son engagement au sein de l’armée, elle l’a tenu secret jusqu’au bout. Même son compagnon militaire n’a rien su jusqu’au jour de son entretien. “J’avais trop peur d’être déçue”, précise-t-elle. Elle n’a prévenu ses proches que lorsqu’elle a signé son contrat. “Mes familles (sa famille adoptive et sa famille biologique, avec laquelle elle a renoué, ndlr) me connaissent. Surtout mes parents adoptifs, qui, je pense, savaient au fond d’eux que j’allais aller plus loin dans mon engagement pour l’Ukraine. On a beau ne pas tout leur dire, un papa et une maman savent toujours ce qui se trame dans la tête de leur enfant.” Si elle a été heureuse d’apprendre qu’elle pouvait poursuivre sa vocation, quitter ses parents a été un crève-cœur pour Ania. “C’est très dur de les quitter et de ne pas savoir quand je les reverrai. Mais je le fais pour eux, par amour. Je ne veux pas que cette guerre arrive en Belgique, et toute l’Europe doit empêcher Poutine de s’emparer des territoires voisins”, poursuit-elle. “Je le fais pour mes ancêtres et mes parents. Ils m’ont sauvée la vie, quand j’étais bébé, et m’ont offert cette chance de vivre en sécurité. C’est à moi de me battre maintenant pour assurer et rendre cette sécurité aux miens.”
Confrontée à la mort
Si elle réalise son rêve, la réalité rattrape toujours Ania. Elle ne compte plus le nombre de fois où elle a dû regarder, impuissante, la mort en face, et les rues jonchées des corps de ses frères et sœurs d’armes. Très récemment, la Liégeoise et son bataillon se sont retrouvés sous les feux russes, alors qu’ils évacuaient des civils des régions de Toreskt et de Niou York, toutes deux partiellement occupées par l’ennemi. Ce ne sont ni les bombes ni les drones qui effraient Ania, elle qui est positionnée à Doneskt, à quelques kilomètres à peine du front. “À force, on s’habitue malheureusement à être confronté à la mort. Chaque jour est une survie. On est à l’affût du moindre bruit, le sol tremble, la maison aussi... Parfois, on se demande si on se réveillera le lendemain, mais on essaie de ne pas trop y penser”, se résigne-t-elle. “En réalité, le plus difficile pour moi, c’est de voir les civils dévastés, en pleurs sous la terreur, et complètement déboussolés.” Mais aussi l’émotion des personnes secourues qui la remercient à genoux pour tout ce qu’elle fait pour le peuple ukrainien, elle qui est porteuse d’un handicap moteur.
J’ai commencé à vraiment vivre pour la première fois ici, sur le front. (…) Le front, c’est ma maison. Cet enfer, c’est chez moi.
Beaucoup auraient abandonné, mais pas Ania. En gagnant l’Ukraine, elle en a appris un peu plus sur elle-même, notamment que son grand-père est ukrainien, originaire de Zaporijia. “En moi coule du sang polonais et ukrainien”, commente la militaire. Cette nouvelle vie lui a aussi permis de trouver sa raison d’exister. “Comme le disent mes frères d’armes, c’est mon sang, mes ancêtres qui m’ont conduite ici. Un appel de l’âme. J’ai commencé à vraiment vivre pour la première fois ici, sur le front. J’ai eu une belle enfance, mais adulte, je n’ai jamais trouvé ma place et je n’étais jamais complètement heureuse. Le front, c’est ma maison. Cet enfer, c’est chez moi”, conclut-elle.
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