Tracy (32 ans) a été abusée sexuellement dans son enfance et partage son histoire pour la première fois : ““Je ne veux plus souffrir en silence””
Aujourd’hui, c’est la Journée internationale des droits de la femme ! Et bien que nous célébrions les femmes tous les jours chez Flair, nous le faisons deux fois plus en cette date symbolique. À cette occasion, nos journalistes sont heureuses de mettre à l’honneur des femmes qui les inspirent au quotidien.
Tracy Bibo Tansia (32 ans) est née en Belgique et vit au Congo. Elle est apparue dans l’émission de la VRT Children of the Colony . En 2019, elle a déménagé de Bruxelles à Bukavu, où elle a travaillé avec le Dr Mukwege pour une organisation belge qui soutient les victimes de violences sexuelles. Depuis, elle est coordinatrice de liaison pour le 11.11.11 à Kinshasa. Elle a écrit de nombreux articles d’opinion sur des questions telles que le racisme, la discrimination, les questions de genre et la décolonisation. En cette journée internationale des droits de la femme, elle partage pour la première fois son histoire personnelle sur les abus sexuels. Un témoignage dédié à toutes les femmes qui souffrent en silence.
Le début
“Par où commencer? Avec l’histoire de mes parents. Des immigrés du Congo qui ont beaucoup sacrifié pour moi. Pour nous. Ma soeur et mon frère. Je ne peux pas dire que j’étais une enfant heureuse, pas malheureuse non plus. J’ai appris à être heureuse avec ce que nous avions. Se faire des amis était difficile, j’étais victime d’intimidation à cause de ma couleur de peau et à cause de mon statut socio-économique, c’était dur.
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En plus, les parents congolais vous empêchent de sortir après l’école. C’est dur de trouver un équilibre entre s’intégrer et rester fidèle à son pays d’origine. Dormir avec des amis n’était tout simplement pas autorisé. Encore moins aller aux fêtes d’anniversaire. J’avais une meilleur amie quand j’avais six ans. Et le jour de son anniversaire le 26 juin 1996, j’ai été autorisée à aller à sa fête d’anniversaire. Nous sommes allées nager avec toute la classe. C’était son sixième et dernier anniversaire. Ines Mdalel est décédée ce jour-là. Les images de son corps dans l’eau alors que je la regardais impuissante me hantent encore. Un cauchemar. Pour moi et pour mes parents. L’impact de ce traumatisme a été une prise de poids rapide. Je suis aussi devenu plus isolée. J’ai alors commencé le patinage artistique. Ensemble avec la fille d’un couple d’amis de mes parents. C’était censé m’aider à devenir sociale et à perdre du poids.Mes parents ont toujours voulu le meilleur pour moi, mais les meilleures intentions que vous avez en tant que parent ne suffisent malheureusement pas à protéger vos enfants.
“Maman, il m’a violée !“
Lorsque vous êtes maltraité·e dans votre enfance, vous ne savez pas vraiment ce qui se passe. Vous savez au fond de vous que quelque chose ne va pas, mais vous ne pouvez pas vous exprimer. Vous manquez généralement de vocabulaire. Pourquoi l’ami de papa veut-il toujours que je m’assoie à l’avant de la voiture ? Pourquoi met-il ses doigts entre mes jambes ? Pourquoi utilise-t-il parfois mes Barbies ou les trucs avec lesquels il répare ses voitures en tant que mécanicien ? Parfois ça fait mal, parfois on ferme les yeux. Les années ont passé et très vite j’ai commencé à avoir des seins. Je n’étais qu’une enfant. Mais mes seins sont devenus apparemment intéressants. Seins ou pas, je restais une enfant qui ne savait pas ce qui se passait.
Jusqu’à ce qu’un soir, je regarde le film « Our Guys », sur une fille qui a vécu la même chose que moi. Mon père pensait que je m’étais endormie sur le canapé en regardant le film. Mais je regardais et j’ai vu comment la fille, qui avait un handicap, était maltraitée par des garçons dans son école. Elle a eu le courage de parler même si elle ne comprenait pas très bien ce qui lui arrivait. Les garçons ont été traduits en justice et sont allés en prison. Quand mon père a vu que j’étais réveillée, il m’a dit d’aller dormir. Cette nuit-là, je n’ai pas dormi. Ce que cet homme m’a fait était la même chose que ces gars ont fait à cette fille. Si je disais à mes parents ce que cet homme faisait, il irait aussi en prison. J’en étais convaincue.
Même si l’histoire de « Our Guys » est basée sur une histoire vraie, contrairement à la victime du film, je n’ai jamais obtenu justice. Je ne me souviens pas combien de fois cet homme m’a abusé, mais je n’oublierai jamais la dernière fois. Cette nuit-là, quand il a mis ses mains sous mon pull et que j’ai soudainement dit « Non ! ». Je suis sortie de la voiture devant sa maison et j’ai crié qu’il m’avait violée. Quand il m’a ramené à la maison avec sa femme, je n’ai pas attendu que la voiture s’arrête pour en sortir. J’ai pleuré et j’ai crié dans la rue. C’était comme si j’avais enfin trouvé la force d’exprimer la douleur que j’avais ressentie pendant toutes ces années. Ma mère a ouvert la porte. Et elle m’a demandé plusieurs fois ce qui n’allait pas. La panique dans ses yeux me paralysait. J’ai juste dit : “Maman, il m’a violée !” En tant qu’enfant, comment aurais-je pu expliquer ce que cet homme me faisait à une mère qui était clairement en panique.
Mes parents ne m’ont pas cru. Mon père m’a dit de ne pas regarder de films qui n’étaient pas pour mon âge. Et surtout, je ne devais en parler à personne parce que ‘Qu’est-ce que les gens diront ?’
L’agresseur était un homme tellement aimé dans la communauté. Cela allait nuire à sa réputation. Sa réputation et celle de mes parents étaient plus importantes que la vérité. Il n’y a pas eu de justice. Je ne me sentais pas en sécurité dans ma propre maison. Je n’allais plus patiner, mais de temps en temps ce « tonton » revenait toujours à la maison. C’est à ce moment-là qu’est néeTracy Bibo-Tansia, la jeune femme forte qui devait se débrouiller seule parce que personne d’autre ne le ferait à sa place. Pas même ses parents. Je suis devenu forte parce que je n’avais pas le choix.
La plupart souffrent en silence. Jeunes femmes, jeunes filles. Ce n’est jamais de votre faute, mais la société nous fait croire que c’est de notre faute.
Je n’étais pas seule, tu n’es jamais seule
Quoi que vous traversiez dans votre vie, en tant que femme, en tant que femme noire, vous n’êtes jamais seule. J’ai appris cela le jour où ma mère m’a dit que “tonton” ne reviendrait plus jamais chez nous car elle avait entendu dire qu’il avait fait d’autres victimes. Il avait même transmis le VIH/SIDA à un certain nombre de filles. C’est pourquoi mes parents étaient convaincus qu’il ne m’avait pas violée : sinon j’aurais eu le VIH/SIDA aussi, mais mes analyses de sang se sont toujours révélées négatives. Même après ça, mes parents ne se sont pas excusé de ne pas m’avoir cru. Le manque d’excuses de mes parents n’était pas la chose la plus douloureuse, mais le fait qu’il avait fait d’autres victimes. J’aurais aimé que mes parents me croient. Pour toutes ces autres jeunes filles.Je m’en veux encore pour ça. J’aurais aimé pouvoir les aider à l’époque, car je ne souhaiterais à personne ce que j’ai vécu.
Vous n’êtes jamais seule : selon une étude de l’Université de Gand de 2021, 2 femmes sur 5 ont déjà subi des violences sexuelles. Selon la même étude, 1 femme sur 6 a été violée. Certaines femmes ont le courage d’en parler. La plupart souffrent en silence. Jeunes femmes, jeunes filles. Ce n’est jamais de votre faute, mais la société nous fait croire que c’est de notre faute. Et dans le monde entier, le patriarcat prévaut, que ce soit aux États-Unis, en Belgique ou à l’Est du Congo. Les femmes deviennent victimes d’abus et de viols sous les yeux du monde.
Travailler dans l’Est du Congo avec le Dr Mukwege (gynécologue congolais et expert dans le domaine des violences sexuelles, ndlr) et des victimes de violences sexuelles m’a donné de la force. Tant de femmes qui me ressemblent vivent la même chose. Entendre d’autres femmes partager leur histoire est la raison pour laquelle je partage aussi la mienne. Le contexte est différent, mais notre traumatisme, aussi triste soit-il, nous relie.
Récemment, j’ai été autorisée à animer une conférence sur la violence sexuelle avec des filles congolaises pour l’Unicef. Écouter les histoires de ces jeunes filles m’a à nouveau donné le courage et la force d’écrire mon histoire aujourd’hui. Après toutes ces années, j’ai repris le pouvoir à ceux qui me l’ont ôté, sans permission. Et maintenant je me sens libre. Comme je l’ai dit à l’équipe de l’UNICEF : « Avoir été abusée ne définit pas qui je suis. Je ne suis pas une victime, je suis une survivante. Je suis une militante, une écrivaine, une politologue qui parlera toujours au nom de ceux que la société a réduits au silence. »
Après ma conversation avec le Dr Mukwege dans l’est du Congo, j’ai commencé une thérapie. La thérapie et ma foi m’ont aidé et sont le point d’ancrage de ma vie. Dans les mauvais et les bons moments. Pour la première fois, j’ai pu avoir une conversation difficile avec mes parents. Être un enfant de parents congolais, c’est aussi accepter que les conversations sur les traumatismes et les émotions ne soient pas évidentes. Mais malgré toutes ces années, j’ai eu des excuses. Pourrais-je en parler avec ma sœur et mon frère ? En tant que sœur aînée, j’ai une fonction d’exemple, je ne pouvais pas me permettre d’être faible, même si j’ai souffert toutes ces années. C’était dur d’être la plus grande et ça reste dur. Mais je ne pense pas que je serais ici aujourd’hui sans mon frère et ma sœur. Souffrir en silence peut vous amener aux pensées les plus sombres. Je n’arrêtais pas de me demander : « Que feraient-ils si j’étais partie ? Et cela m’a permis de continuer.
Je ne peux plus regarder en silence cette pandémie de viol détruire la vie de tant de femmes.
Briser le tabou
Parler de la violence sexuelle avec les enfants est important. Dès le plus jeune âge, communiquer sur le consentement et la sexualité est indispensable. Attendre qu’un enfant soit assez âgé pour expliquer ce qu’est le consentement est un mythe. Parce que les auteurs de violences sexuelles n’attendent pas que cet enfant soit assez grand. Nous devons donc briser le tabou, en particulier dans les communautés où il est compliqué de parler de telles choses. Dans la communauté congolaise, les abus et les viols sont des choses devenues « normales ». Les parents demandent à leurs filles de se taire car sinon elles ne trouveront pas d’homme décent. Les parents demandent à leurs filles de cacher leurs formes féminines lorsque certains hommes viennent leur rendre visite. Les histoires, les témoignages ne manquent pas. Quand je parle aux femmes de mon histoire, leur réponse est généralement : “Ah, toi aussi ?” Je parle ici de la communauté congolaise, mais malheureusement vous retrouverez ces réactions partout. Ce n’est pas un phénomène congolais, mais un phénomène universel.
Le viol est une pandémie. Pas seulement au Congo, mais dans le monde entier. La seule façon de lutter contre cela est d’en parler et de punir sévèrement les auteurs. Mon agresseur est maintenant décédé. Je n’obtiendrai jamais justice. J’ai fait la paix avec ça. Ce avec quoi je ne peux plus vivre, c’est de regarder en silence cette pandémie de viol détruire la vie de tant de femmes. A toutes ces femmes, ces femmes noires qui me ressemblent, qui souffrent en silence : je vous vois. Je vous entends souffrir en silence. Cet article est pour vous.
Texte : Tracy Bibo Tansia
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